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fortune du jour pour celle du lendemain. Elle passait le Rubicon tous les matins, certaine de trouver sur l’autre rive un empire plus florissant que celui qu’elle abandonnait. Il n’y avait donc, dans ces féminines roueries, rien de vil, parce qu’il n’y avait rien de craintif. Elle ne jouait pas la douleur ; elle ne faisait ni fausses promesses, ni feintes prières. Elle avait, dans ses momens de contrariété, de très véritables attaques de nerfs. Pourquoi ses amans étaient-ils assez crédules pour prendre l’impétuosité de sa colère pour l’effet d’une douleur profonde combattue par l’orgueil ? N’est-ce pas notre faute à tous quand nous sommes dupes de notre propre vanité ?

D’ailleurs, quand même, pour conserver son empire, la Checchina aurait un peu joué la tragédie dans son boudoir, elle avait son excuse dans la grande sincérité de sa conduite. Je n’ai jamais rencontré de femme plus franche, plus fidèle aux amans qui lui étaient fidèles, plus téméraire dans ses aveux lorsqu’elle était vengée, plus incapable de ressaisir sa domination au prix d’un mensonge. Il est vrai qu’elle n’aimait pas assez pour cela, et que nul homme ne lui semblait valoir la peine de se contraindre et de s’humilier à ses propres yeux par une dissimulation prolongée. J’ai souvent pensé que nous étions bien fous, nous autres, d’exiger tant de franchise, quand nous apprécions si peu le mérite de la fidélité. J’ai souvent éprouvé par moi-même qu’il faut plus de passion pour soutenir un mensonge qu’il ne faut de courage pour dire la vérité. Il est si facile d’être sincère avec ce qu’on n’aime pas ! Il est si agréable de l’être avec ce qu’on n’aime plus !

Cette simple réflexion vous expliquera pourquoi il me fut impossible d’aimer long-temps la Checchina, et comment il me fut impossible aussi de ne pas l’estimer toujours, en dépit de ses frasques insolentes et de son ambition démesurée. Je compris vite que c’était une détestable amante et une excellente amie ; et puis, il y avait une sorte de poésie dans cette énergie d’aventurière, dans ce détachement des richesses, inspiré par l’amour même des richesses ; dans cette fatuité inconcevable, couronnée toujours d’un succès plus inconcevable encore. Elle se comparait sans cesse aux sœurs de Napoléon pour se préférer à elles, et à Napoléon pour s’égaler à lui. Cela était plaisant et par trop ridicule. Dans sa sphère, elle avait autant d’audace et de bonheur que le grand conquérant. Elle n’eut jamais pour amans que des hommes jeunes, riches, beaux et honnêtes ; et je ne crois pas qu’un seul se soit jamais plaint d’elle après l’avoir quittée ou perdue, car au fond elle était grande et noble. Elle savait toujours racheter mille puérilités et mille malices par un acte décisif