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ERNEST MALTRAVERS.

elle ignore si bien ce qu’elle éprouve qu’elle désire demeurer inconnue, afin de pouvoir continuer librement sa folle correspondance. Cependant elle ne tarde pas à sentir que la seule vie de l’intelligence ne suffit pas au bonheur, et qu’elle est prise et forcée de plier, comme la plus ignorante et la plus vulgaire des femmes. Elle renonce au rôle viril qu’elle avait rêvé, et l’amour sincère et sérieux la ramène à la naïveté qu’elle avait oubliée dans le commerce des livres et dans l’enivrement des triomphes de salon. Elle avoue franchement à l’homme qu’elle préfère toutes les supercheries enfantines qu’elle a employées pour l’éprouver, pour le connaître, pour l’étudier. Jusque-là elle agit sagement. Mais la fierté l’empêche de douter d’elle-même, et lui défend d’interroger le cœur où elle veut se réfugier. Elle ne croit pas que l’homme choisi par elle soit séparé de l’avenir qu’elle a rêvé par un passé irréparable. Elle se sent digne d’amour et s’affirme qu’elle est aimée. Un jour elle se croit trahie ; elle supplie celui qu’elle aime de se justifier et elle n’obtient pour toute réponse qu’un silence dédaigneux. Plus humble et plus clairvoyante, elle comprendrait qu’un amour sincère résiste même à la plus injurieuse défiance et ne se croit pas déshonoré en réfutant la calomnie. Le désespoir et l’humiliation mettent bientôt ses jours en danger. À son lit de mort, elle oublie pour la première fois l’orgueil qui a fait le malheur de toute sa vie. Sanctifiée par la douleur, elle se transfigure et révèle à son amant, que la pitié ramène au chevet de la mourante, des trésors de dévouement et d’abnégation.

Assurément chacune de ces trois figures ne manque ni d’intérêt, ni de nouveauté ; cependant le roman de M. Bulwer, loin d’enchaîner l’attention, provoque souvent l’impatience. Il faut, je crois, expliquer le dépit du lecteur par le nombre des ressorts qui se montrent et qui disparaissent sans avoir été utilisés. À proprement parler, M. Bulwer a ébauché trois romans dans Ernest Maltravers, sans en achever un seul. Alice, Valérie et Florence suffiraient à défrayer trois récits, et leurs diverses manières d’aimer fourniraient à l’imagination l’occasion d’étudier les souffrances et les joies de l’amour sous des aspects également intéressans. Le livre de M. Bulwer pèche donc surtout par la composition. Dans la première partie, Ernest, après avoir parcouru une partie de l’Allemagne, et séjourné pendant plusieurs années dans les universités d’Iéna et de Heidelberg, se trouve amené en présence d’Alice par des moyens que le mélodrame peut avouer, mais que le bon sens et la poésie répudient ; car je vous donne en mille à deviner comment il la rencontre.