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ne se combattent pas. Et c’est pour cela précisément que nous blâmons la prodigalité de l’auteur. Malheureusement le rôle d’amant, si imparfait qu’il soit, est, non-seulement le meilleur, mais le seul réellement développé ; car nous sommes obligé de nous en rapporter à l’affirmation de M. Bulwer sur le génie poétique et politique d’Ernest Maltravers. Ni les poèmes, ni les discours de héros ne sont soumis à notre jugement, et nous sommes réduit à les admirer sur parole. Placé dans cette condition singulière, ayant à choisir entre l’incrédulité ou la confiance, le lecteur ne peut se défendre d’une impatience bien naturelle. Qu’il accepte ou qu’il nie le génie poétique ou politique d’Ernest Maltravers, il ne lui est pas donné de s’intéresser au poète dont il ne connaît pas les œuvres, ni d’applaudir l’orateur dont les paroles n’arrivent pas jusqu’à lui. L’auteur a beau nous dire : « Ernest venait de publier son troisième ouvrage, et ce dernier né était bien supérieur à ses aînés ; » ou bien : « Ernest avait prononcé la veille, dans la chambre des communes, un discours d’une haute éloquence, » le poète et l’orateur ne sont pour nous qu’une ombre vaine.

Plusieurs fois déjà il nous est arrivé d’affirmer que les poètes en tant que poètes ne conviennent ni au drame ni au roman. À l’appui de notre opinion, nous avons cité des exemples illustres, nous avons invoqué les œuvres de Gœthe et de Tieck ; nous avons insisté sur la froideur du Tasse et de Sternbald. En parlant d’Ernest Maltravers, nous éprouvons le besoin de répéter la même affirmation, mais sous une forme plus sévère ; car du moins Gœthe et Tieck, lorsqu’ils choisissent pour principal personnage un poète ou un peintre, ne se croient pas dispensés de nous montrer l’artiste à l’œuvre. Nous n’avons sous les yeux ni le poème ni le tableau, mais nous voyons l’homme aux prises avec son imagination et se préparant à produire sa pensée sous la forme la plus pure. Rien de semblable ne se passe dans le livre de M. Bulwer. L’auteur d’Ernest Maltravers échappe au danger que présente la mise en scène du poète, et se contente de nous annoncer que son héros en est à son troisième ouvrage. Il applique le même procédé à la peinture de l’éloquence politique, et toute la pièce se joue derrière le rideau. Si donc Gœthe et Tieck ont eu tort de chercher dans l’acte poétique, pris en lui-même, un élément dramatique, M. Bulwer a mérité un reproche plus grave, car il a péché, non par imprudence, mais par nullité. Au tort de la méprise il ajoute le tort bien autrement grave de ne pas remplir le programme qu’il s’est tracé. Il nous promet un poète, et il nous donne un personnage qui n’a de poète que le nom.