Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/565

Cette page a été validée par deux contributeurs.
561
LA DERNIÈRE ALDINI.

des domestiques inquiets. Elle avait écouté leurs commentaires sur l’absence prolongée de la signora, et, s’imaginant que sa mère était noyée, elle était tombée en convulsions. Elle était à peine calmée en cet instant, et Bianca s’accusait des souffrances de sa fille, comme si elle en eût été la cause volontaire. — Oh ! ma Bianca, lui dis-je, consolez-vous, réjouissez-vous au contraire de ce que votre enfant et tous les êtres qui vous entourent vous aiment avec tant de passion. Eh bien ! je veux vous aimer encore plus, afin que vous soyez la plus heureuse des femmes. — Ne dis pas que les autres m’aiment, répondit la signora avec un peu d’amertume. Ils semblent qu’ils me fassent tout bas un crime de cet amour qu’ils ont déjà deviné. Leurs regards m’offensent, leurs discours me blessent, et je crains qu’ils n’aient laissé échapper devant ma fille quelque parole imprudente. Salomé est franchement impertinente avec moi ce matin. Il est temps que je ferme la bouche à ces indiscrets commentaires. Tu le vois, Nello, on me fait un crime de t’aimer, et on m’approuvait presque d’aimer le cupide Lanfranchi. Toutes ces ames sont basses ou folles. Il faut que, dès aujourd’hui, je leur déclare que ce n’est point avec mon amant le gondolier, mais avec mon mari le patricien, que j’ai passé la nuit. C’est le seul moyen qu’ils te respectent et qu’ils ne me trahissent pas. — Je la détournai d’agir aussi vite ; je lui représentai qu’elle s’en repentirait peut-être, qu’elle n’avait pas assez réfléchi, que moi-même j’avais besoin de bien songer à ses offres, et que, dans tout ceci, elle n’avait pas assez pesé les suites de sa détermination en ce qui pourrait un jour concerner sa fille. — J’obtins d’elle qu’elle prendrait patience et qu’elle se gouvernerait prudemment.

Il m’était impossible de porter un jugement éclairé sur ma situation. Elle était enivrante, et j’étais un enfant. Néanmoins une sorte de répugnance instinctive m’avertissait de me méfier des séductions de l’amour et de la fortune. J’étais agité, soucieux, partagé entre le désir et la terreur. Dans le sort brillant qui m’était offert, je ne voyais qu’une seule chose, la possession de la femme aimée. Toutes les richesses qui l’environnaient n’étaient pas même des accessoires à mon bonheur, c’étaient des conditions pénibles à accepter pour mon insouciance. J’étais comme les gens qui n’ont jamais souffert et qui ne conçoivent d’état meilleur ni pire que celui où ils ont vécu. J’étais libre et heureux dans le palais Aldini. Choyé de tous, autorisé à satisfaire toutes mes fantaisies, je n’avais aucune responsabilité, aucune fatigue de corps ni d’esprit. Chanter, dormir et me promener, c’était à peu près là toute ma vie, et vous savez, vous autres Vénitiens qui