Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/558

Cette page a été validée par deux contributeurs.
554
REVUE DES DEUX MONDES.

tier de rameur. Mon amour se changea en colère. J’eus deux ou trois fois la tentation coupable de lui manquer de respect en public, et puis j’eus honte de moi-même, et je retombai dans l’accablement.

Un matin, il lui prit fantaisie d’aborder au Lido. La rive était déserte. Le sable étincelait au soleil, ma tête était en feu, la sueur ruisselait sur ma poitrine. Au moment où je me baissais pour soulever Mme Aldini, elle passa sur mon front humide son mouchoir de soie et me regarda avec une sorte de compassion tendre.

Poveretto ! me dit-elle, tu n’es pas fait pour le métier auquel je te condamne !

— Pour vous j’irais à l’arsenal[1], répondis-je avec feu.

— Et tu sacrifierais, reprit-elle, ta belle voix, et le grand talent que tu peux acquérir, et la noble profession d’artiste à laquelle tu peux arriver ?

— Tout ! lui répondis-je en pliant les deux genoux devant elle.

— Tu mens ! reprit la signora d’un air triste. Retourne à ta place, ajouta-t-elle en me montrant la proue. Je veux me reposer un peu ici.

Je retournai à la proue, mais je laissai ouverte la porte du casin. Je la voyais pâle et blonde, étendue sur les coussins noirs, enveloppée dans sa noire mantille, enfoncée et comme cachée dans le velours noir de cet habitacle mystérieux, qui semble fait pour les plaisirs furtifs et les voluptés défendues. Elle ressemblait à un beau cygne, qui, pour éviter le chasseur, s’enfonce sous une sombre grotte. Je sentis ma raison m’abandonner ; je me glissai sur mes genoux jusqu’auprès d’elle. Lui donner un baiser et mourir ensuite pour expier ma faute, c’était toute ma pensée. Elle avait les yeux fermés, elle faisait semblant de sommeiller, mais elle sentait le feu de mon haleine. Alors elle m’appela à voix haute comme si elle m’eût cru bien loin d’elle, et feignit de s’éveiller lentement, pour me donner le temps de m’éloigner. Elle m’ordonna de lui aller chercher à la bottega du Lido une eau de citron, et referma les yeux. Je mis un pied sur la rive, et ce fut tout. Je rentrai dans la gondole ; je restai debout à la regarder. Elle rouvrit les yeux, et son regard semblait m’attirer par mille chaînes de fer et de diamant. Je fis un pas vers elle, elle referma les yeux de nouveau ; j’en fis un second, elle les rouvrit encore, et affecta un air de surprise dédaigneuse. Je retournai vers la rive, et je revins encore dans la gondole. Ce jeu cruel dura plusieurs minutes. Elle m’attirait et me repoussait, comme l’épervier joue avec le passereau

  1. Aux galères.