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finesse et de pénétration, avait pour moi une amitié qui ne s’est jamais démentie. Je ne serais pas étonné, quoiqu’il ne m’ait jamais donné le droit de l’affirmer, que, sous cette rude écorce, l’amour n’eût fait quelquefois tressaillir un cœur tendre, lorsqu’il portait la signora dans ses bras. C’était d’ailleurs une grande imprudence à une jeune femme, de livrer, comme elle l’avait fait, le secret et presque le spectacle de ses amours à deux hommes de notre âge, et il était bien impossible que nous fussions témoins, depuis deux ans, du bonheur d’autrui, sans avoir conçu, l’un et l’autre, quelque tentation importune. Quoi qu’il en soit, j’ai peine à croire que Mandola eût deviné si bien ce qui se passait en moi, si quelque chose d’analogue ne se fût passé en lui-même. Un soir qu’il me voyait absorbé, assis à la proue de la gondole et la tête cachée dans les deux mains, en attendant que la signora nous fît avertir, il me dit seulement ces mots : Nello ! Nello !!! mais d’un ton qui me sembla renfermer tant de sens, que je levai la tête et le regardai avec une sorte d’épouvante, comme si mon sort eût été dans ses mains. — Il étouffa une sorte de soupir en ajoutant le dicton populaire : Sara quel che sara !

— Que veux-tu dire ? m’écriai-je en me levant et en lui saisissant le bras. — Nello ! Nello !… répéta-t-il en secouant la tête. — On vint m’avertir en ce moment de monter pour transporter la signora dans la gondole ; mais le regard expressif de Mandola me suivit sur le perron et me jeta dans une émotion singulière.

Ce jour même, Mandola demanda à Mme Aldini la permission de s’absenter pendant une semaine pour aller voir son père malade. Bianca parut effrayée et surprise de cette demande ; mais elle l’accorda aussitôt en ajoutant : Mais qui donc conduira ma gondole ? — Nello, répondit Mandola en me regardant avec attention. — Mais il ne sait pas voguer seul ? reprit la signora… Allons, rentrez-moi, nous chercherons demain un remplaçant provisoire. Va voir ton père, et soigne-le bien, je prierai pour lui. —

Le lendemain, la signora me fit appeler et me demanda si je m’étais enquis d’un barcarole. Je ne répondis que par un sourire audacieux. La signora devint pâle, et me dit d’une voix tremblante : — Vous y songerez demain, je ne sortirai pas aujourd’hui.

Je compris ma faute ; mais la signora avait montré plus de peur que de colère, et mon espoir accrut mon insolence. Vers le soir, je vins lui demander s’il fallait faire avancer la gondole au perron. Elle me répondit d’un ton froid : — Je vous ai dit ce matin que je ne sortirais pas. — Je ne perdis pas courage. — Le temps a changé, signora, re-