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LA DERNIÈRE ALDINI.

ne pouvaient plus soutenir la rame. J’avais perdu la tête, j’accrochais toutes les gondoles. Mandola me maudissait ; mais, sourd à ses avertissemens, je me retournais à chaque instant pour regarder Mme Aldini, dont le front pâle, éclairé par la lune, semblait porter l’empreinte de la mort.

Elle passa une mauvaise nuit, le lendemain elle eut la fièvre, et garda le lit. Salomé refusa de me laisser entrer. Je me glissai malgré elle dans la chambre à coucher, et je me jetai à genoux devant la signora, en fondant en larmes. Elle me tendit sa main que je couvris de baisers, et me dit que j’avais eu raison de lui résister. — C’est moi, ajouta-t-elle avec une bonté évangélique, qui suis exigeante, fantasque et impitoyable depuis quelque temps. Il faut me le pardonner, Nello, je suis malade, et je sens que je ne peux plus gouverner mon humeur comme à l’ordinaire. J’oublie que vous n’êtes pas destiné à rester gondolier, et qu’un brillant avenir vous est réservé. Pardonnez-moi cela encore ; mon amitié pour vous est si grande, que j’ai eu le désir égoïste de vous garder près de moi, et d’enfouir votre talent dans cette condition basse et obscure qui vous écrase. Vous avez défendu votre indépendance et votre dignité, vous avez bien fait. Désormais vous serez libre, vous apprendrez la musique ; je n’épargnerai rien pour que votre voix se conserve, et pour que votre talent se développe ; vous ne me rendrez plus d’autres services que ceux qui vous seront dictés par l’affection et la reconnaissance.

Je lui jurai que je la servirais toute ma vie, que j’aimerais mieux mourir que de la quitter, et, en vérité, j’avais pour elle un attachement si légitime et si profond, que je ne pensais pas faire un serment téméraire.

Elle fut mieux portante les jours suivans, et me força de prendre mes premières leçons de chant. Elle y assista et sembla y apporter le plus vif intérêt. Dans l’intervalle, elle me faisait étudier et répéter les principes, dont jusque-là je n’avais pas eu la moindre idée, bien que je m’y fusse conformé par instinct en m’abandonnant à mon chant naturel.

Mes progrès furent rapides ; je cessai tout service pénible. La signora prétendit que le double mouvement des rames la fatiguait, et afin que Mandola ne se plaignît pas d’être seul chargé de tout le travail, son salaire fut doublé. Quant à moi, j’étais toujours sur la gondole, mais assis à la proue, et occupé seulement à chercher dans les yeux de ma patronne ce qu’il fallait faire pour lui être agréable. Ses beaux yeux étaient bien tristes, bien voilés. Sa santé s’améliorait