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LA DERNIÈRE ALDINI.

je serais embarrassé aujourd’hui de donner un nom à ce que j’éprouvais alors. C’était de l’amour peut-être, mais de l’amour pur comme mon âge, et de l’amour tranquille, parce que j’étais sans ambition et sans cupidité.

Outre ma jeunesse, mon zèle et mon caractère facile et enjoué, j’avais plu particulièrement à la signora par mon amour pour la musique : elle prenait plaisir à voir l’émotion que j’éprouvais au son de sa belle voix, et chaque fois qu’elle chantait, elle me faisait appeler. Accorte et familière, elle me faisait entrer jusque dans son cabinet, et m’autorisait à m’asseoir auprès de Salomé. Il semblait qu’elle eût aimé à voir cette farouche camériste se départir un peu avec moi de son austérité. Mais Salomé m’imposait beaucoup plus que la signora, et jamais je ne fus tenté de m’enhardir auprès d’elle.

Un jour la signora me demanda si j’avais de la voix. Je lui répondis que j’en avais eu, mais qu’elle s’était perdue. Elle voulut que j’en fisse l’essai devant elle. Je m’en défendis, elle insista, il fallut céder. J’étais fort troublé, et convaincu qu’il me serait impossible d’articuler un son ; car il y avait bien un an que je ne m’en étais avisé. J’avais alors dix-sept ans. Ma voix était revenue, je ne m’en doutais pas. Je mis ma tête dans mes deux mains ; je tâchai de me rappeler une strophe de la Jérusalem, et le hasard me fit rencontrer celle qui exprime l’amour d’Olinde pour Sophronie, et qui se termine par ce vers ;

Brama assaï, poco spera, nulla chiede.


Alors, rassemblant mon courage et me mettant à crier de toute ma force comme si j’eusse été en pleine mer, je fis retentir les lambris étonnés de ce lai plaintif et sonore, sur lequel nous chantons dans les lagunes les prouesses de Roland et les amours d’Herminie. Je ne me méfiais pas de l’effet que j’allais produire ; comptant sur le filet enroué que j’avais fait sortir autrefois de ma poitrine, je faillis tomber à la renverse, lorsque l’instrument que je recelais en moi, à mon insu, manifesta sa puissance. Les tableaux suspendus à la muraille en frémirent, la signora sourit, et les cordes de la harpe répondirent par une longue vibration au choc de cette voix formidable.

Santo Dio ! s’écria Salomé en laissant tomber son ouvrage et en se bouchant les oreilles, le lion de Saint-Marc ne rugirait pas autrement ! — La petite Aldini, qui jouait sur le tapis, fut si épouvantée, qu’elle se mit à pleurer et à crier.

Je ne sais ce que fit la signora. Je sais seulement qu’elle, et l’enfant, et Salomé, et la harpe, et le cabinet, tout disparut, et que je