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domestiques n’avaient pas l’air de le regretter. Il leur avait imprimé une telle crainte, qu’ils ne passaient jamais le soir devant cette peinture, saisissante de vérité, sans se découvrir la tête, comme ils eussent fait devant la personne de leur ancien maître.

Il fallait que la dureté de son ame eût fait beaucoup souffrir la signora, et l’eût bien dégoûtée du mariage, car elle ne voulait point contracter de nouveaux liens, et repoussait les meilleurs partis de la république. Cependant elle avait besoin d’aimer, car elle souffrait les assiduités du comte Lanfranchi, et ne semblait lui refuser des douceurs de l’hyménée que le serment indissoluble. Au bout d’un an, le comte, désespérant de lui inspirer la confiance nécessaire pour un tel engagement, et cherchant fortune ailleurs, lui confessa qu’une riche héritière lui donnait meilleure espérance. La signora lui rendit aussitôt généreusement sa liberté ; elle parut triste et malade pendant plusieurs jours, mais, au bout d’un mois, le prince de Montalegri vint occuper dans la gondole la place que l’ingrat Lanfranchi avait laissée vacante, et pendant un an encore, Mandola et moi promenâmes sur les lagunes ce couple bénévole, et en apparence fortuné.

J’avais un attachement très vif pour la signora. Je ne concevais rien de plus beau et de meilleur qu’elle sur la terre. Quand elle tournait sur moi son beau regard presque maternel, quand elle m’adressait en souriant de douces paroles (les seules qui pussent sortir de ses lèvres charmantes), j’étais si fier et si content, que, pour lui faire plaisir, je me serais jeté sous la carène tranchante du Bucentaure. Quand elle me donnait un ordre, j’avais des ailes ; quand elle s’appuyait sur moi, mon cœur palpitait de joie ; quand, pour faire remarquer ma belle chevelure au prince de Montalegri, elle posait doucement sa main de neige sur ma tête, je devenais rouge d’orgueil. Et pourtant je promenais sans jalousie le prince à ses côtés ; je répondais gaiement à ces quolibets pleins de bienveillance que les seigneurs de Venise aiment à échanger avec les barcaroles pour éprouver en eux l’esprit de répartie ; et, malgré l’excessive liberté dont le gondolier provoqué jouit en pareil cas, jamais je n’avais senti contre le prince le plus léger mouvement d’aigreur. C’était un bon jeune homme, je lui savais gré d’avoir consolé la signora de l’abandon de M. Lanfranchi. Je n’avais pas cette sotte humilité qui s’incline devant les prérogatives du rang. En fait d’amour, nous ne les connaissons guère dans ce pays, et nous les connaissions encore moins dans ce temps-là. Il n’y avait pas une telle différence d’âge entre la signora et moi, que je ne pusse être amoureux d’elle. Le fait est que