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La bonne duègne me secourut et intéressa la signora Aldini à mon sort. Je fus promptement rétabli des suites du jeune, et mon persécuteur, apaisé par cette expiation, agréa l’aveu de ma faute et l’expression brusque, mais sincère, de mes regrets. Mon père, en apprenant de mon patron que j’étais perdu, était accouru. Il fronça le sourcil lorsque Mme Aldini lui manifesta l’intention de me prendre à son service. C’était un homme rude, mais fier et indépendant. C’était bien assez, selon lui, que je fusse condamné par ma délicate organisation à vivre à la ville. J’étais de trop bonne famille pour être valet, et quoique les gondoliers eussent de grandes prérogatives dans les maisons particulières, il y avait une distinction de rang bien marquée entre les gondoliers de place et les gondolieri di casa. Ces derniers étaient mieux vêtus, il est vrai, et participaient au bien-être de la vie patricienne ; mais ils étaient réputés laquais, et il n’y avait point de telle souillure dans ma famille. Néanmoins Mme Aldini était si gracieuse et si bienveillante, que mon brave homme de père, tortillant son bonnet rouge dans ses mains avec embarras, et tirant à chaque instant, par habitude, sa pipe éteinte de sa poche, ne sut que répondre à ses douces paroles et à ses généreuses promesses. Il résolut de me laisser libre, comptant bien que je refuserais. Mais moi, quoique je fusse bien dégoûté de la harpe, je ne songeais qu’à la musique. Je ne sais quelle puissance magnétique la signora Aldini exerçait sur moi ; c’était une véritable passion, mais une passion d’artiste toute platonique et toute philharmonique. De la petite chambre basse où l’on m’avait recueilli pour me soigner, car j’eus, par suite de mon jeûne, deux ou trois accès de fièvre, je l’entendais chanter, et cette fois elle s’accompagnait avec le clavecin, car elle jouait également bien de plusieurs instrumens. Enivré de ses accens, je ne compris pas même les scrupules de mon père, et j’acceptai sans hésiter la place de gondolier en second au palais Aldini.

Il était de bon goût à cette époque d’être bien monté en barcaroles, c’est-à-dire que, de même que la gondole équivaut, à Venise, à l’équipage dans les autres pays, de même les gondoliers sont un objet à la fois de luxe et de nécessité comme les chevaux. Toutes les gondoles étant à peu près semblables, d’après le décret somptuaire de la république, qui les condamna indistinctement à être tendues de noir, c’était seulement par l’habit et par la tournure de leurs rameurs que les personnes opulentes pouvaient se faire remarquer dans la foule. La gondole d’un patricien élégant devait être conduite, à l’arrière, par un homme robuste et d’une beauté mâle, à l’avant, par