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LA DERNIÈRE ALDINI.

en pleine mue, et me semblait si désagréable, lorsque j’en faisais le timide essai, que je ne concevais pas d’autre avenir que celui de battre l’eau des lagunes, toute ma vie, au service du premier venu.

Mon maître et moi occupions souvent le traguetto, ou station de gondoles, sur le grand canal, au palais Aldini, vers l’image de saint Zandegola (contraction patoise du nom de San-Giovanni Decollato). En attendant la pratique, mon patron dormait, et j’étais chargé de guetter les passans pour leur offrir le service de nos rames. Ces heures souvent pénibles, dans les jours brûlans de l’été, étaient délicieuses pour moi au pied du palais Aldini, grâce à une magniflque voix de femme accompagnée par la harpe, dont les sons arrivaient distinctement jusqu’à moi. La fenêtre par laquelle s’échappaient ces sons divins était située au-dessus de ma tête, et le balcon avancé me servait d’abri contre la chaleur du jour. Ce petit coin était mon Éden, et je n’y repasse jamais sans que mon cœur tressaille au souvenir de ces modestes délices de mon adolescence. Une tendine de soie ombrageait alors le carré de balustrade de marbre blanc, brunie par les siècles et enlacée de liserons et de plantes pariétaires soigneusement cultivées par la belle hôtesse de cette riche demeure, car elle était belle ; je l’avais entrevue quelquefois au balcon, et j’avais entendu dire aux autres gondoliers que c’était la femme la plus aimable et la plus courtisée de Venise. J’étais assez peu sensible à sa beauté, quoiqu’à Venise les gens du peuple aient des yeux pour les femmes du plus haut rang, et réciproquement, à ce qu’on assure. Pour moi, j’étais tout oreilles ; et quand je la voyais paraître, mon cœur battait de joie, parce que sa présence me donnait l’espoir de l’entendre bientôt chanter.

J’avais entendu dire aussi aux gondoliers du traguet que l’instrument dont elle s’accompagnait était une harpe ; mais leurs descriptions étaient si confuses, qu’il m’était impossible de me faire une idée nette de cet instrument. Ses accords me ravissaient, et c’est lui que je brûlais du désir de voir. Je m’en faisais un portrait fantastique ; car on m’avait dit qu’il était tout d’or pur, plus grand que moi, et mon patron Masino en avait vu un qui était terminé par le buste d’une belle femme qu’on aurait dit prête à s’envoler, car elle avait des ailes. Je voyais donc la harpe dans mes rêves, tantôt sous la figure d’une sirène, et tantôt sous celle d’un oiseau ; quelquefois je croyais voir passer une belle barque pavoisée, dont les cordages de soie rendaient des sons harmonieux. Une fois je rêvai que je trouvais une harpe au milieu des roseaux et des algues ; mais au moment où j’écartais les