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travers les gardes et les espions, au risque de la vie, vous pénétrez jusqu’à lui, vous verrez un hideux vieillard, la face moitié couverte d’ulcères et moitié d’emplâtres, chauve, courbé, à l’haleine fétide, avec de grands yeux de chat qui voient la nuit, taciturne, plein de disgrace et de hauteur, usé par des débauches monstrueuses, tristes, cachées ; couché à table, achevant de s’enivrer, discutant avec ses grammairiens, ses bons amis, sur ces questions dont nous vous parlions tout à l’heure, sur les cheveux de Phébus ou l’âge des coursiers d’Achille, ou bien parlant bas et gravement à Thrasylle, qui, la nuit venant, va monter sur la tour pour étudier encore les astres.

Thrasylle était un Grec qui, à Rhodes, avait connu Tibère. Le futur empereur cherchait alors, permettez ce mot, emplète d’un astrologue, mais il avait une étrange manière de les essayer. Il les menait chez lui, par de hauts et horribles rochers, suivi d’un seul affranchi. Du toit de sa maison, ils examinaient les astres ; Tibère consultait, l’astrologue répondait ; mais si la réponse lui paraissait suspecte d’erreur ou de tromperie, au retour, en descendant des mêmes rochers, l’affranchi, bien bête et bien robuste, jetait l’astrologue à la mer. Quand vint Thrasylle, Tibère lui demanda d’abord son horoscope. Thrasylle lui prédit la couronne, et, dit-on même, tout son avenir. — Et toi-même, as-tu pris ton propre thème de nativité ? Thrasylle étudie de nouveau le ciel, puis hésite, pâlit, étudie encore, semble surpris, épouvanté, s’écrie enfin qu’à l’heure même le dernier danger le menace. La défiance de Tibère ne tint pas contre cette preuve de science ; il l’embrassa, le félicita sur son coup d’œil divinateur, lui donna toute assurance de salut, en fit son ami et son oracle.

Comme l’astrologue de Louis XI, Thrasylle dominait par la peur l’esprit de son maître. Il lui arracha même des prisonniers. Tibère ne croyant pas à la divinité, mais au destin, ayant peur du tonnerre et se couvrant la tête de lauriers aux jours d’orage, n’avait de religion que son astrolabe. Le fatalisme était la maladie de ce siècle, un des principes de sa dissolution, source féconde des pires superstitions, des superstitions athées.

Le prince est triste. Une lettre du roi des Parthes lui arrive un jour, où ce souverain, mal civilisé, lui écrit : « Tu es un monstre, le meurtrier de ta famille ; la plus belle action que tu peux faire, c’est de te tuer. » Lui-même, voici comme il écrit au sénat (je ne puis bien rendre la barbare obscurité de cette phrase, qui, dans un homme à qui ne manquait ni la raison, ni une certaine force d’esprit, doit