Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/413

Cette page a été validée par deux contributeurs.
409
LES CÉSARS.

son patrimoine ; que son testament, l’acte le plus solennel et celui qui tenait le plus au cœur du citoyen romain, fut déchiré ? Mais si l’accusé était pressé de mourir, Tibère et le fisc tenaient à ce qu’il attendît sa sentence ; il y avait donc une effroyable émulation, à qui irait le plus vite de l’accusé ou des juges, l’un pour sauver ses biens et sa mémoire, l’autre pour ne pas frustrer le trésor. — Carnutius m’a échappé, disait Tibère d’un proscrit qui s’était tué. D’autres fois, il fit le bon prince, et se plaignit que les accusés, en se donnant la mort, se dérobassent à sa clémence ; il ne fut jamais si miséricordieux qu’envers les morts. Des accusés dont le procès dura plusieurs jours, prirent leur temps, et se laissèrent mourir de faim ; un autre, qui s’était frappé d’une épée, fut amené au sénat tout sanglant, tout bandé, pansé pour le bourreau ; un autre enfin s’empoisonna devant ses juges : on ne prit pas le temps de le condamner ; qu’importait la formalité de la sentence ? On l’emporta mourant, et on lui mit le lacet au cou comme déjà il ne respirait plus.

Dans une telle voie, on devait marcher vite ; — ce n’était pas un tyran opprimant le peuple, c’était le peuple se déchirant lui-même au profit de son tyran. — Bientôt l’accusation frappa au hasard, sur les pauvres, sur les obscurs, sur ceux que rien, si ce n’est les haines personnelles, ne lui recommandait ; — des exilés, des fils d’exilés, furent ramenés de quelque lointaine province ou d’une île à moitié déserte, comme des gens qui eussent fait peur. On en vit venir de tout déshonorés par la misère, hideux, en haillons, sans que l’on sût qui se vengeait ainsi. — Ce n’était plus vengeance, ce n’était plus soupçon ; on n’en voulait plus à tels ou tels, on en voulait au premier venu pour faire peur à tous. À la fin de sa vie, il ne s’agissait plus pour Tibère de tuer ses ennemis, mais de tuer beaucoup ; c’était Marat avec ses deux cent mille têtes.

En présence de tels faits, la vie privée de cette époque, autant que nous pouvons la connaître, nous semble marquée d’une tristesse profonde ; à travers une passion de luxe qui tenait du délire, des débauches gigantesques, des plaisirs frénétiques, on savait qu’avant le lendemain matin, un petit billet d’un accusateur à Tibère ou de Tibère au sénat pouvait vous conduire à une mort ignoble dans le cachot infect de Jugurtha. — Cette époque, sans moralité et sans croyance, ne trouvant rien en elle-même qui l’aidât à envisager ce perpétuel danger suspendu sur sa tête avec la dignité du vrai courage, s’enivrait pour l’oublier ; mais au milieu des orgies, un amer ennui la prenait au cœur. N’espérant en rien, vouée à des su-