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de mieux ? Seulement la loi défendait de mettre à la torture les esclaves mêmes de l’accusé. En habile procureur, Tibère sut éluder cette loi ; il fit vendre aux agens du fisc les esclaves de l’accusé, et dès-lors ils purent être mis à la question sans le moindre scrupule légal.

Contre tout cela, contre ces témoignages, contre ces interrogatoires par la main du bourreau, contre ces ennemis hardis, effrontés, soutenus par César, habitués à la parole, l’accusé était seul, altéré, sans faconde, il perdait la force de nier les imputations les plus menteuses ; mais pourtant, s’il avait du cœur, il n’en était pas toujours de même : en ce temps, chacun tremblait pour soi, et lorsqu’on s’était mis au-dessus de la crainte commune, il n’était pas difficile de dominer les autres en la leur rappelant. L’accusé pouvait tout de suite se grandir au rôle d’accusateur, nommer de prétendus complices, ou même sans se reconnaître coupable, dénoncer son ennemi ; alors, dès qu’il avait quelque éloquence, c’était une épouvantable lutte. Ces deux hommes, l’un s’érigeant en délateur, l’autre descendu au rôle d’accusé, parlaient à outrance pour leur vie ou leur mort : vrai combat de gladiateurs, duel à mort dont Tibère était l’impassible et l’heureux spectateur ; car il aimait toujours à voir aux prises l’un avec l’autre ceux qui avaient quelque puissance. Un accusateur ainsi accusé perdit la tête et s’enfuit ; Tibère le fit ramener de force pour soutenir sa dénonciation jusqu’au bout.

Il y a même plus, après la chute de Séjan, lorsque l’on poursuivait ses amis, l’un d’eux osa avouer qu’il l’avait été ; mais en même temps il rappela au sénat tout entier que le sénat en avait fait autant que lui : — « Nous avons flatté tout ce qui l’entourait, nous avons fait la cour à ses affranchis, nous avons été heureux de nous faire reconnaître de son portier. » Ce nous le sauva. Un autre, à qui l’on demandait le nom de ses complices, commença à les désigner parmi ses juges ; les pères conscrits tremblèrent sur leurs sièges, le désespoir de cet homme les menaçait tous : ils se hâtèrent d’étouffer sa voix par des murmures et de le condamner.

Il y avait une autre raison pour se hâter. La condamnation était presque toujours si certaine, que l’accusé, dès le premier moment, cherchait à y échapper par le suicide. Allait-il attendre, dans sa maison, que les pas des soldats vinssent l’avertir qu’il était temps de mourir ; que deux valets du bourreau lui passassent le lacet au cou dans un cul de basse fosse ? souffrirait-il que son corps fut traîné aux crocs, jeté aux gémonies, qu’on vendît ses biens sous la pique du préteur au profit du fisc, que ses accusateurs s’engraissassent de