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LES CÉSARS.

L’accusé paraissait donc devant le sénat, juge suprême des accusations de lèse-majesté. Il se présentait seul devant tous ces hommes, courtisans, intimes complices ou tremblans ennemis du prince ; devant ces vieilles toges qui avaient, les unes à se défendre de leur illustration, les autres à garder sauve leur obscurité ; devant tous ces restes mutilés de l’aristocratie ancienne, ennemis les uns des autres, honteux de leur nom, et tremblans de leur gloire. — En face de lui, trois, quatre, cinq accusateurs. On se réunissait pour l’écraser. S’il avait gouverné une province, elle ne manquait pas d’envoyer quelque parleur disert, tout fier de se montrer sur le grand théâtre de Rome. Et ce n’étaient pas les accusateurs seulement : les témoins n’étaient point comme chez nous de simples narrateurs ; ils discouraient, invectivaient, se fâchaient aussi librement, aussi oratoirement, que qui que ce fût ; tous avaient été trop long-temps à l’école pour perdre les belles choses qu’ils y avaient apprises. Alors pleuvaient, comme la grêle, les injures oratoires, l’imprécation, l’évocation, l’apostrophe, toutes les colères de la controverse, tous les souvenirs du rhéteur ; on nageait en pleine déclamation. De défenseur, il n’en est pas question, non pas que la défense fût interdite, mais parce que nul n’osait s’y risquer. L’accusé renversé par l’invective se relevait à peine, que l’hypotypose ou la prosopopée venait l’écraser ; il rendait le dernier soupir sous les foudres de l’apostrophe.

Ceci peut paraître puéril ; mais souvenons-nous que les anciens étaient beaucoup plus puérils que nous : la puissance des phrases était immense. Quand Manlius fut accusé devant le peuple, on crut faire beaucoup contre lui, parce qu’on lui ôta un mouvement d’éloquence en lui ôtant la vue du Capitole qu’il avait défendu. On écoutait, on admirait, on se laissait persuader en artiste ; la moralité du but importait peu. L’habitude était vieille de séparer le talent de la conscience, d’applaudir à l’emphase des mots sans songer à la vérité des choses ; cet homme avait bien parlé, que pouvait-on lui refuser ?

À ces accusateurs, à ces témoins, s’ajoutait le grand moyen de la procédure romaine, la torture des esclaves ; on ne donnait jamais la question à un homme libre ; mais, à un esclave, que pouvait-on faire

    nouveau ou d’un souvenir obscurci par le temps. Chacun, en hâte d’atteindre son proscrit pour se sauver lui-même, saisissait la première parole tombée dans un repas, dans une réunion au Forum, à propos d’une chose ou d’autre. La plupart ne voulaient que leur propre sûreté ; mais il en était que le mal de la délation avait gagnés comme une peste. »(Tacite, Annal., vi, 17.)