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LES CÉSARS.

n’était pour rien là-dedans ; chacun était dans son droit. Bien plus, au-dessous des délateurs, ceux qui ne pouvaient aspirer à ce noble métier, formaient une armée de témoins et d’espions, armée payée comme ses chefs, car la loi leur donnait des récompenses ; armée active, partout répandue, surveillant les pas, les paroles, entrant dans toutes les confidences, provoquant toutes les indiscrétions, les dénonçant toutes ; sans cesse en correspondance avec César, qu’elle informait secrètement, et qu’elle dispensait de monter une police.

Les motifs d’accusations ne manquaient pas ; le dieu empereur était plus jaloux encore de sa dignité que le dieu peuple. Il ne s’agissait seulement pas du prince vivant ; la piété de Tibère envers son prédécesseur ne souffrait pas d’outrages à la mémoire d’Auguste : briser une statue d’Auguste, s’habiller ou se déshabiller devant son image, étaient des crimes capitaux. Un poète qui, dans une pièce de théâtre, avait fait adresser des injures à Agamemnon, passait pour avoir manqué de respect à la royauté. Un autre, par excès de hâte, avait composé l’éloge funèbre de Drusus lorsque Drusus vivait encore ; c’était lui porter malheur : il fut condamné à mort. Toutes les superstitions de l’antiquité étaient appelées au secours de la tyrannie.

Quant aux vrais motifs de l’accusation, un peu de fortune, un peu de naissance, un peu de gloire, la haine d’un délateur suffisait. L’avarice, passion long-temps inconnue à Tibère, commençait à se développer en lui. Les confiscations arrivaient au fisc, et le fisc n’était autre que le trésor de l’empereur. Si l’impôt frappait les biens, la délation frappait les fortunes mobilières ; les premiers citoyens de la Gaule, de l’Espagne, de la Syrie, de la Grèce, furent condamnés pour ce seul fait, d’avoir eu en portefeuille plus du tiers de leur fortune.

Voilà ce qu’était une accusation ; l’homme à qui elle tombait sur la tête était marqué du doigt comme un pestiféré ; on l’abandonnait de toutes parts ; s’il passait dans les rues, on se mettait à fuir, et puis ensuite on revenait sur ses pas, et on se montrait de peur d’avoir laissé voir sa peur ; amis et parens laissaient un grand vide entre eux et lui. Il y avait une raison à cela, c’est que l’accusation gagnant de proche en proche comme la peste, d’un homme elle passait à sa famille, à ses amis, à ceux qui l’avaient salué, à ceux qui l’avaient vu. Pour ne pas être accusés, amis et parens se faisaient quelquefois même accusateurs. La première pierre une fois jetée au proscrit, chacun se hâtait de décharger la sienne ; le moyen de se sauver était de le perdre ; le fils dénonça son père. Ici se retrouvaient encore les