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causer les hommes les plus éminens de ce temps, et j’ai un terme de comparaison, un idéal de la supériorité en ce genre. Carrel n’était pas au-dessous de cet idéal. Qu’on se rappelle ses meilleurs articles dans le National, et qu’on en ôte les formes amères qu’il avait tort de juger nécessaires pour l’effet grossier de la presse quotidienne ; c’était là la causerie politique de Carrel. Aussi, quand il prenait la plume, ne faisait-il le plus souvent que continuer un entretien commencé. Du même ton dont il parlait, avec la même abondance et la même facilité, il dictait assez vite pour fatiguer la plume la plus rapide, ou écrivait lui-même dans un caractère à peine indiqué, comme pour ne pas s’attarder à former ses lettres dans cette improvisation extraordinaire.

Dans les autres matières, la littérature, les arts, où Carrel avait moins appris et moins médité, mais où il montrait un grand goût, et, dans les généralités, un instinct toujours sûr, sa conversation était moins égale. Il hasardait alors beaucoup de choses. Au lieu d’un corps de raisons solides et suivies, il se jetait volontiers dans des caprices d’esprit où la force d’ailleurs ne manquait jamais, ni ce qu’il y a toujours de bon sens dans l’audace. Son langage perdait un peu de la noble simplicité de ses causeries politiques ; il était plus brillant, plus pittoresque, il n’évitait pas les effets prévus. Mais, dans les matières de la politique, Carrel ne laissait jamais échapper un mot par lassitude ou par caprice, pas même à ces momens de dégoût et de langueur où l’on est disposé à se venger sur ses propres convictions de leur peu de succès, en les traitant comme des paradoxes. Jamais parole sortie de lui n’a pu faire douter à ceux qui l’entendaient que l’ambition politique ne soit d’abord le plus noble et le plus sérieux des exercices de l’esprit. Et si j’ai remarqué cette autre sorte de conversation de Carrel, c’est moins parce que rien en lui ne m’a intéressé médiocrement, que parce que c’était comme la forme naturelle d’un des côtés de son caractère dont il convient de parler.

Notre époque a trouvé un mot pour qualifier ceux qui sont marqués de ce trait particulier ; c’est le mot artiste. Preuve certaine qu’on en a fait une mode, et que, pour quelques-uns qui l’ont naturellement, beaucoup l’affectent et courent après. Chez les premiers, c’est un certain superflu d’activité intellectuelle sans emploi, un délassement après les grands efforts ; chez les seconds, ce n’est que de la légèreté qui veut se rendre importante, ou faire considérer comme une habitude capricieuse ce qui est tout le fond du personnage. Et ici je ne parle que de ce qu’il y a d’innocent dans le caractère ou dans