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On m’a raconté ce trait touchant de sa manière d’obliger. Une personne, dont les nécessités n’étaient pas extrêmes, a recours à lui. Carrel lui offre la somme dont elle a besoin. Il rentre chez lui, et trouve sa bourse vide ; il avait promis plus qu’il ne possédait. Sa montre représente à peu près la somme demandée ; il la fait mettre au Mont-de-Piété.

Pour l’aumône courante, voici comment il la pratiquait. Un soir, il revenait des bureaux du National fort tard, dans ce cabriolet qui lui a été tant reproché, soit par des hommes qui auraient vendu la tombe de leur père pour en avoir un, soit par des amis de l’égalité, qui la veulent dans les fortunes pour se consoler de l’inégalité des talens. Il passe devant un pauvre homme préposé à la garde de travaux de voierie, et qui grelottait de froid. Carrel arrête sa voiture, en tire la housse d’hiver de son cheval, la jette sur les épaules du gardien, lui met quelque argent dans la main, et disparaît avant les remerciemens.

Une autre fois, il revenait de la promenade. Un pauvre honteux, à demi caché derrière un arbre, lui tend la main en baissant les yeux. Carrel n’était pas seul. Pendant qu’il retient son cheval, une main chère, par qui ses dons prenaient en passant une grâce particulière, et qui savait ses nobles habitudes, avait déjà pris dans sa bourse ce qui eût été une aumône raisonnable, et s’apprêtait à la jeter au mendiant. Carrel arrête cette main : « Je ne puis pas donner si peu, » dit-il ; et puisant lui-même dans sa bourse, il en tire de quoi faire vivre le mendiant pendant quelques jours.

J’ai pris ces traits, parmi bien d’autres, moins pour le don en lui-même que pour la manière. Faire le bien avec cette noble imprévoyance et cette brusque délicatesse n’appartient qu’à un homme supérieur. Cela est fort différent, soit de cette générosité qui suppute, avant de s’engager, l’état de son coffre-fort, soit de cette charité banale, dont les mouvemens sont, ou imités de l’usage, ou réglés par tant de sagesse, que le pauvre semble ne jamais l’être assez pour celui qui l’assiste.

Carrel a été du petit nombre de ceux que le succès et un peu de gloire améliorent. Il n’en est pas ainsi de tous les hommes, même de sa sphère. Le succès les dessèche, la gloire en fait des idoles sourdes et insensibles. C’est qu’ils n’ont eu de commun avec lui que les talens qui perfectionnent l’intelligence aux dépens du cœur. Leurs défauts, au lieu de diminuer, augmentent en proportion de ce que leur talent leur acquiert d’excuses. Il en est d’eux comme des enfans gâtés,