Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/167

Cette page a été validée par deux contributeurs.
163
DU POUVOIR EN FRANCE.

Le laisser-aller de ses allures, la mobilité de sa pensée, la rapidité hardie de ses conceptions, ne pouvaient manquer d’inquiéter des intérêts fort peu disposés à se sacrifier au succès d’un vaste ensemble politique.

En se produisant au premier plan des affaires, M. Thiers était condamné à faire, pour ainsi dire, peau neuve. Révolutionnaire d’origine et d’antécédens, et par ses doctrines politiques disciple de Montesquieu, lorsque des réminiscences napoléoniennes ne viennent pas exalter sa pensée, il avait dans sa jeunesse sculpté avec complaisance le buste de Danton, et vivement réclamé, depuis 1830, l’établissement d’une puissante pairie héréditaire, thèse que l’école doctrinaire elle-même n’avait pas été unanime à soutenir. Mais ces faits sortis de sa position, ces idées empruntées à l’école anglaise, sont chez lui presque constamment primés par un sentiment qui ne saurait être défini que par l’épithète de national. M. Thiers n’a ni l’instinct démocratique, ni les sympathies plébéiennes ; mais il se préoccupe fortement de l’action de la France en Europe, et c’est par là seulement que l’alliance est possible entre lui et l’ancien parti du mouvement. Il a le goût des essais aventureux, et le rôle pris en 1830, par M. Mauguin, contre la conférence de Londres et le système pacifique, semblait lui aller bien plus naturellement que celui de ministre d’un gouvernement à protocoles.

Or, par l’audace de sa pensée et la largeur de ses plans, M. Thiers représentait bien moins les intérêts bourgeois que tel député du tiers-parti, par exemple, qui croirait rendre le plus grand service à la France en allégeant le budget de tout le chapitre d’Alger, gros millionnaire qui, le cas échéant, voterait certainement contre la réunion de la Belgique à la France, parce que les calicots de Gand et les draps de Verviers feraient concurrence à nos similaires, et que le prix de nos bonnets de coton pourrait baisser de quelques centimes.

Mais telle est la puissance du talent, la prédominance des qualités acquises sur les inclinations natives, que le chef du cabinet du 22 février 1836 joua son rôle avec un merveilleux aplomb et la plus éblouissante facilité. C’est que M. Thiers possède au plus haut degré la lucide et complète intelligence des situations, et que sa pensée, transparente comme le cristal, saisit toujours les problèmes par les points qui les rendent les plus accessibles à tous. Ainsi Machiavel fait comprendre l’histoire de Florence ou disserte sur Tite-Live. Il y a dans M. Thiers beaucoup de ce sens italien si pénétrant et si sou-