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aurait fait de Carrel un de ces hommes de qui rien n’étonne. Son intelligence et sa passion seraient demeurées dans un parfait équilibre. Ce que la passion aurait voulu, l’intelligence l’eût conseillé. Mais les évènemens ne laissèrent à Carrel que des dangers inutiles avec une passion qui les appelait et une intelligence qui les savait d’avance inutiles.

Ces deux forces contraires qui se disputaient son repos avaient alternativement leur tour. Tantôt c’était l’intelligence qui régnait, calme et paisible, se répandant sur toutes choses avec une étendue et une équité de vue admirables. Alors Carrel s’occupait de projets littéraires, et il s’en laissait volontiers vanter la gloire, moins périlleuse et plus durable que celle de chef de parti. Il faisait des lectures qui lui suggéraient des idées dont la nouveauté et la portée auraient alimenté toute une vie littéraire. Il se préparait du travail, et il y réservait des heures que nous nous engagions à respecter. Carrel sentait le besoin de se renouveler par l’étude. Il se révoltait contre cette nécessité d’écrire au jour le jour sans goût et sans autre besoin que celui-ci : il faut un journal demain ; et il goûtait comme un jour de vacances celui où le National pouvait se passer de lui. Dans les derniers temps, il rêvait la retraite à la campagne, dans le travail et les affections intérieures. À y regarder de bien près, on pouvait surprendre dans ces projets, d’ailleurs sincères, quelque peu de dépit de voir condamnée à l’inaction celle de ses facultés qu’il estimait le plus. C’était, à quelques égards, la retraite d’un vaincu devant une situation plus forte que lui. Mais, à force d’y songer et d’en parler, il finissait par y croire, et ces momens-là étaient de bons momens, comme tous ceux où l’homme endort sa passion au bruit de ses projets de repos.

Quelquefois c’est la passion qui l’emportait. Alors sa vie, tout à l’heure si calme, recommençait à s’agiter. Il était de nouveau en proie aux ardeurs et aux espérances. Il avait des illusions incroyables. Il voyait des symptômes d’orages imminens dans les derniers murmures des orages passés. Il croyait entendre le pas de l’Europe se mettant en marche contre la France. Il avait compté une ride de plus sur le front du roi, une crevasse de plus dans l’établissement de juillet. Le désir d’un changement qui déliât enfin ses bras enchaînés et lui permît de déployer toutes ses facultés actives, lui faisait voir mille symptômes invisibles, et offusquait ce bon sens si ferme et si sûr, par lequel il devait sourire, le lendemain, de ses illusions de la veille. Mais, tant que durait la fièvre, on l’affligeait en contredisant