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de ce même esprit, si puissant pour remuer les passions, un instrument de recherches désintéressées, vastes, libres, philosophiques.

Dans ces momens-là, Carrel aimait à s’ouvrir à moi, non comme au seul de ses amis auquel il réservât ces pensées particulières, mais comme au plus disposé à les goûter sans mélange. Mes rapports avec lui de simple collaborateur littéraire dès le commencement, et, plus tard, d’ami n’appartenant plus à la rédaction du National, mes liaisons plus anciennes dans l’autre camp avec des hommes qu’il y honorait, une amitié qui s’était accommodée de mon indépendance, toutes ces convenances me rendaient naturellement le confident de tout ce qu’il ne laissait pas voir au public. J’ajoute que Carrel prenait plaisir à se montrer supérieur à sa réputation.

C’est dans ces conversations qu’il parlait avec tant d’abondance et de grace des passions et des illusions des partis, des devoirs et des embarras de ceux qu’ils avouent pour leurs chefs, et qu’ils portent souvent au commandement malgré eux, des jalousies qui s’y cachent sous la rigidité des professions de foi, et de cette guerre d’amours-propres déguisée sous l’émulation patriotique. Selon les évènemens du jour, dont il recevait la première impression avec une sensibilité tout-à-fait naïve, la disposition de Carrel était ou à espérer ou à se décourager. Il fallait voir alors combien cet esprit avait de ressources, soit pour justifier par des prétextes d’une profondeur et d’une subtilité inouies les ardeurs d’un caractère impatient d’agir, soit pour absoudre sa noble intelligence des emportemens un peu factices où l’avaient entraîné les besoins de la polémique.

Quelquefois il s’amusait de ses ressources mêmes ; il s’en faisait un jeu ; il m’en donnait le spectacle éblouissant. Il prenait un journal, soit du gouvernement, soit d’une opposition moins prononcée que la sienne, et, lisant l’article du jour, il en adoptait la pensée, et la complétait ou la développait dans le sens des opinions qui l’avaient inspirée. Quelquefois c’était un discours de tribune qu’il refaisait : « Ils n’ont pas donné les meilleures raisons de leur opinion, disait-il ; ceci eût été plus spécieux, et nous eût plus embarrassés. » J’admirais d’autant plus cette flexibilité d’esprit que ces raisons de gymnastique étaient les meilleures et les plus sincères. C’était tout ce qu’il y a de vrai et d’honorable dans chaque opinion. Carrel voulait me montrer par là deux qualités fort supérieures à une certaine facilité capricieuse et paradoxale, d’une part sa connaissance des intérêts des partis, et d’autre part, l’estime réelle qu’il faisait, à beaucoup d’égards, des plus opposés à ses idées. Je ne