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montait chez Adrien, le regardait peindre ; puis, la journée finie, se rendait avec lui au cabaret. Au bout de six mois, il déclara à son maître qu’il se sentait capable d’essayer un tableau. Sa première ébauche parut tellement remarquable à Brauwer, qu’il l’engagea à travailler sérieusement. Le boulanger suivit ce conseil, et fit de si grands progrès en peu de temps, qu’il put quitter son premier état pour se faire peintre.

Ce changement de situation ne fit que resserrer les liens qui unissaient Brauwer et Craësbek ; ils ne se quittèrent plus, et menèrent encore plus joyeuse vie que par le passé.

Cependant un chagrin secret sembla s’emparer du boulanger. Il avait une femme plus jeune que lui et fort jolie qu’il soupçonnait de ne point l’aimer.

— Que t’importe ? disait philosophiquement Brauwer ; il y a des femmes et de la bierre pour tout le monde ; si l’on boit dans ton verre, bois dans celui des autres.

Mais Craësbek goûtait peu une telle morale. Un jour il quitte son ami plus sombre que de coutume, et monte dans son atelier, laissant Brauwer avec sa femme. Ceux-ci entendent bientôt des gémissemens, des soupirs étouffés.

— Grand Dieu ! s’écrie Brauwer, Joseph aura fait quelque folie. Il court suivi de la jeune femme, et tous deux trouvent Craësbek étendu au milieu de l’appartement, un couteau à la main, la poitrine ouverte et tout couvert de sang !… À cette vue, sa femme pousse de grands cris, saisit son mari dans ses bras et le couvre de larmes.

— J’ai cru que tu ne m’aimais plus, et j’ai voulu mourir, dit le boulanger d’une voix défaillante.

— Qu’as-tu fait, Joseph ! mon Joseph ! répète la jeune femme éperdue… Moi, ne plus t’aimer ?… ah ! je ne te survivrai pas.

— Ainsi, tu m’aimes.

— Tu en doutes encore, Joseph ?… Donne-moi ce couteau, je veux me frapper et périr avec toi.

— C’est inutile, dit Craësbek en se relevant d’un bond et en essuyant avec sa manche la plaie qu’il s’était peinte sur la poitrine ; tu es une bonne femme, et maintenant je ne doute plus de toi.

Cependant l’intimité, toujours croissante des deux peintres, amenait chaque jour de plus nombreux désordres ; il n’était bruit à Anvers que de leurs scandaleuses débauches, et les choses en vinrent à un tel point, que les magistrats se crurent obligés d’y mettre un