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en chemise, devant sa porte. Il envoie aussitôt chez les marchands demander des étoffes ; mais tous refusent de lui faire crédit. Brauwer ne se décourage point : il prend de vieilles toiles de tableaux, s’en fait faire un vêtement complet sur lequel il peint à la détrempe des fleurs richement colorées, puis il gomme le tout, se rend au spectacle et se place dans le lieu le plus apparent. Tout le monde est frappé de la magnificence de son costume, et plusieurs dames lui envoient demander où il s’est procuré cette merveilleuse étoffe ; alors Brauwer se fait apporter une éponge, et en présence de la foule stupéfaite, il lave toutes les fleurs de son habit qui redevient une toile sale et grossière.

Peu après cette mystification, ses créanciers le forcent de quitter Amsterdam. Il part pour Anvers sans passeport. L’Espagne était alors en guerre avec les états-généraux ; Brauwer est arrêté comme espion et jeté dans un cachot de la citadelle. Le duc d’Aremberg y était également détenu par ordre du roi d’Espagne ; Brauwer, qui l’aperçut dans une cour et qui le prit pour le gouverneur, lui expliqua sa mésaventure, en le suppliant de le tirer de peine.

— Je saurai si tu es réellement un peintre, dit le duc.

Il fit demander le même jour à Rubens une toile et des couleurs qu’il envoya au prisonnier. Celui-ci lui fit tenir le surlendemain son ouvrage.

— Par le Christ ! s’écria le duc en riant, qu’a-t-il fait là ? C’est le vieil Alonzo et deux de ses soudards jouant aux cartes.

Brauwer avait en effet remarqué la veille ce groupe de soldats dans la cour, et l’avait copié.

D’Aremberg fit aussitôt demander Rubens pour lui montrer le tableau. Rubens, qui s’exaltait facilement, se récria d’admiration.

— Monsieur le duc, je vous offre six cents florins de cette toile ?

— Merci, Pierre, je la garde. Mais de qui la croyez-vous ?

— Je ne connais qu’un homme qui puisse peindre dans ce genre avec autant de force et de finesse : c’est Brauwer.

— Il ne m’a donc point trompé, dit le duc.

Et alors il raconta à Rubens ce qui lui était arrivé. Rubens courut aussitôt chez le gouverneur ; il lui expliqua l’affaire, se porta caution du prisonnier, et obtint un ordre d’élargissement. S’étant fait conduire ensuite dans le cachot d’Adrien, il l’embrassa sur les deux joues, et lui dit :

— Je suis Rubens, votre frère en peinture ; venez, mon maître, vous êtes libre.