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ADRIEN BRAUWER.

sorbé l’artiste, ne fit aucun effort pour dissuader Brauwer, ni pour arrêter des prodigalités qui tournaient à son avantage. Il convia les voisins à venir partager la joie de son hôte, et lui-même, ayant dépouillé la veste de cuisinier pour l’habit carré des kermesses, prit place, comme un invité, à la table qu’il avait servie.

L’orgie dura trois jours, mais vers le milieu du quatrième, Van Soomeren, qui s’était éclipsé, reparut tout à coup avec un visage sombre et majestueux, le bonnet de coton sur l’oreille, le tablier en bandoullière et un long papier à la main.

— Que nous veux-tu, fantôme ? s’écria Brauwer qui était ivre.

— Mon maître, c’est le mémoire.

— À combien monte-t-il ?

— Juste à cent ducats.

— Les voilà, et maintenant envoie au diable ton papier, ton bonnet de coton, ton tablier, et viens boire ce qui reste.

Désormais la destinée de Brauwer était marquée : il avait troqué subitement la misère pour la richesse, sans que rien put l’aider à supporter ce changement avec raison et dignité. C’était, comme nous l’avons déjà dit, une ame peu solide, fléchissant à tout effort. Les longues privations de son enfance l’avaient préparé aux excès de la jeunesse ; dès qu’il eut goûté aux jouissances, il voulut s’y plonger jusqu’à mourir. Ce fut comme une faim long-temps endurée, et qui ne peut plus se satisfaire. Quant aux scrupules qui eussent pu arrêter cette fougue insensée, Brauwer n’en ressentit aucuns : il avait été élevé sans autre frein que la peur ; une fois celle-ci dissipée, il ne connut aucune règle. D’un autre côté, son cœur avait perdu de bonne heure le tact délicat qui tient quelquefois lieu de morale ; il avait été trop long-temps malheureux pour que sa sensibilité ne se fût point émoussée, et il ne fallait pas moins que toutes les excitations de l’orgie pour remuer ses sens engourdis.

Pouvant désormais, comme il le disait lui-même, fabriquer avec son pinceau des lettres de change qui n’étaient jamais protestées, il se livra sans réserve aux plaisirs les plus désordonnés. Quelque énormes que fussent ses gains, ils ne purent bientôt suffire à ses fantaisies. Du reste, ces alternatives d’abondance et de misère l’inquiétaient peu, et il trouvait même le plus souvent dans ces dernières l’occasion d’exercer son humeur bouffonne.

Un soir, qu’il regagnait son logis, vêtu des seuls habits qu’il possédait, il fut dépouillé par des voleurs, qui profitèrent de son ivresse pour le laisser complètement nu. Brauwer se réveilla le lendemain,