Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
REVUE DES DEUX MONDES.

ou de vivre, et si sa mort ne lui est pas venue de la main suprême d’où nous vient la vie.

L’oubli est d’autant plus rapide qu’on n’y croit pas mettre d’ingratitude. On ne considère pas qu’à l’égard des hommes supérieurs, l’oubli est toujours ingrat ; car quoi qu’ils aient pu prétendre pour eux-mêmes de leurs travaux et de leurs pensées, ils nous donnent toujours plus qu’ils ne reçoivent de nous. Ils ne sont même supérieurs que parce que leurs œuvres sont le bien d’un très grand nombre, sinon, comme à certaines époques privilégiées, le bien de tous. Quelque part qu’ils y aient faite ou cru faire à leur intérêt propre, bien plus grande est la part de ces pensées désintéressées et bienfaisantes que Dieu répand quelquefois sur le monde même par des mains qui semblent indignes d’être les ministres de ses grâces. Ainsi, même pour ceux dont les intentions ont été moins nobles que l’intelligence, l’oubli est de l’ingratitude : mais combien cette ingratitude est-elle plus déplorable, quand celui qu’on oublie est un de ces hommes dont le cœur a été encore plus grand et d’un meilleur exemple que l’esprit ?

C’est pour tous ceux qui, dans notre temps, ne veulent pas être associés à cette ingratitude que j’ai entrepris de rendre à Carrel ce triste et fraternel hommage. Je l’aurais fait de mon propre mouvement et pour l’honneur commun, si d’ailleurs je n’y avais été invité par ses plus proches amis, et par celle qui fut le plus dévoué de tous et le plus aimé. J’avais d’abord pensé, à l’époque où nous le perdîmes, à m’acquitter de ce pieux devoir. Mais outre qu’il m’eût trop coûté de mettre des mots où je ne devais avoir que des larmes, on m’approuva d’en ajourner l’accomplissement au premier anniversaire de sa mort, afin que mes sentimens eussent plus d’autorité, n’ayant pas été écrits sous l’impression d’une douleur vive et passagère, mais sous l’influence durable d’un souvenir.

Je n’ai plus à faire la biographie politique de Carrel. Ç’a été la tâche d’un ami commun, M. Littré, homme grave et profond, que plus de décision sur le point vif des opinions de Carrel y rendait plus propre qu’aucun autre, outre un talent d’écrivain proportionné au sujet. La chose fût-elle encore à faire, je m’y refuserais ; car, pour les commencemens de sa vie politique, je n’aurais pu que rédiger les souvenirs d’autrui ; et, quant à son rôle actif dans les dernières années, j’aurais ignoré trop de choses pour en écrire avec cette exactitude qui est le premier mérite comme le premier devoir d’une biographie. Quoique je puisse m’honorer d’avoir eu sa confiance, laquelle est mon seul droit à écrire ceci, sur quelques points où j’avais