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VOYAGE DU DUC DE RAGUSE.

menades dans la mer d’Azof, le duc de Raguse arriva à Kosloff ou Eupatorie (nom antique qui rappelle Mithridate), port de la Crimée, d’où il partit pour Constantinople. Ici se termine la première partie de son voyage. Avant de le suivre en Asie, remarquons que personne n’a répandu plus de lumières sur les progrès et la puissance de la Russie : le maréchal n’exagère ni ne s’épouvante ; il décrit, il raconte, il a vu, et il écrit les choses en homme politique. Quand il a rappelé l’époque encore voisine de nous où des hordes de Tartares sortaient de la Crimée, et, venant se joindre aux armées turques, portaient la guerre sur le Dniéper, où l’Ukraine était une province de Pologne, où les Polonais se liguaient avec les Turcs et les Tartares, il nous montre les changemens inouis accomplis aujourd’hui, c’est-à-dire la Russie menaçant le cœur de l’Allemagne, tenant ses avant-gardes aux portes de Vienne et de Berlin, et possédant politiquement Constantinople. Que l’Europe pèse ce témoignage d’un vieux lieutenant de Napoléon.

Constantinople a été si souvent décrite, que le duc de Raguse ne saurait rien ajouter à la connaissance de ces lieux célèbres ; mais il rend avec énergie les impressions qu’il y reçoit. Ainsi, en parcourant l’intérieur de la ville, aussi bien que Pera et les autres faubourgs, il lui semble qu’on y vit autant avec les morts qu’avec les vivans, tant on y rencontre de cyprès et de tombeaux, et qu’on pourrait mettre dans la bouche des habitans ces paroles : « Nous logeons sur des ruines, nous nous promenons au milieu des tombeaux, et nous vivons avec la peste. » Mais il faut surtout s’attacher, dans l’itinéraire du maréchal, à ses observations militaires et politiques. Il passa en revue, dans la caserne de Scutari, une brigade de la garde, dans la compagnie d’Achmet-Pacha Mouschir, commandant en chef, et de Namük-Pacha, jeune Turc de la plus haute distinction, qui parle le français très purement, qui a parcouru toute l’Europe, et avec lequel nous avons causé ici, à Paris. Le maréchal juge sévèrement cette infanterie turque ; il paraît qu’il est difficile de voir quelque chose de moins beau et de moins bon ; ce ne sont pas des troupes, c’est une réunion d’hommes qui a pour caractère général de physionomie l’air misérable et humilié. On voit qu’ils ont le sentiment de leur faiblesse. Il aurait fallu que le sultan, au lieu de penser à créer une armée tout d’abord, eût voulu seulement former un bataillon, qu’il se fût procuré trente ou quarante bons officiers, et un homme capable de comprendre l’importance de sa mission ; il est probable qu’en deux ans il serait parvenu à avoir un bataillon modèle. Une fois ce résul-