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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

Les mosaïstes attendirent dans une pièce voisine, tandis que les peintres procédèrent à l’examen de leurs ouvrages. Au bout d’une heure, qui sembla au Bozza durer un siècle, ils furent appelés, et le Tintoret, marchant à leur rencontre, les pria de s’asseoir en silence. Sa figure rigide n’exprimait pour personne ce que chacun eût voulu y découvrir. Le silence ne fut pas difficile à faire observer. Tous avaient la poitrine oppressée, la gorge serrée, le cœur palpitant. Quand ils furent rangés sur le banc qui leur était destiné, le Titien, comme doyen, prononça d’une voix haute et ferme, en se plaçant près des tableaux qu’on avait alignés le long du mur, la formule suivante :

« Nous Vecelli, dit Tiziano, Jacopo Robusti, dit Tintoretto, Jacopo Sansovino, Jacopo Pistoja, Andrea Schiavone, Paolo Veronese, tous maîtres en peinture, avoués par le sénat et par l’honorable et fraternelle corporation des peintres, commis par la glorieuse république de Venise, et nommés par le vénérable conseil des dix aux fonctions de juges des ouvrages présentés à ce concours, avec l’aide de Dieu, le flambeau de la raison et la probité du cœur, avons examiné attentivement, consciencieusement et impartialement lesdits ouvrages, et avons à l’unanimité déclaré seul digne d’être promu à la première maîtrise et direction de tous les autres maîtres ci-dessous nommés, l’auteur du tableau sur lequel nous avons inscrit le no 1, avec le sceau de la commission. Ce tableau, dont nous ignorons l’auteur, fidèles que nous sommes au serment que nous avons prêté de ne pas lire les inscriptions avant d’avoir prononcé sur le mérite des œuvres, va être exposé à vos regards et aux nôtres. »

En même temps, le Tintoret souleva un des voiles qui couvraient le tableau, et enleva la bande qui cachait la signature. Un cri de bonheur s’échappa du sein de Francesco. Le tableau couronné était celui de son frère. Valerio, qui n’avait jamais compté, dans ses jours de confiance, que sur le second prix, demeura immobile, et n’osa se livrer à la joie qu’en voyant les transports de son frère.

Le second tableau couronné fut celui de Francesco. Le troisième celui du Bozza. Mais quand le Tintoret, qui prenait en pitié ses angoisses, et s’imaginait lui causer une grande joie, se retourna vers lui, croyant le voir comme les autres se lever et se découvrir, il fut forcé de l’appeler par trois fois. Le Bozza resta immobile, les bras croisés sur sa poitrine, le dos appuyé à la muraille, la tête plongée et cachée dans son sein. Un prix de troisième ordre était trop au-dessous de son ambition. Ses dents étaient si serrées et ses genoux si contractés, qu’on fut presque forcé de l’emporter après le concours.