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de la vie, surprend presque tous les hommes comme une injustice du ciel, comme un caprice de la destinée.

— À compter de demain, dit Francesco à son frère d’une voix éteinte, je ne dormirai plus. C’était prononcer l’arrêt de sa propre mort. Valerio le comprit, et laissa tomber sa tête sur son sein. Des larmes amères, que jusque-là il avait eu le stoïcisme de retenir, ruisselèrent en flots cuisans sur ses joues pâles et amaigries.

xvi.

L’inquisition était un pouvoir si mystérieux, si absolu, il y avait tant de danger à vouloir pénétrer ses secrets, et cela était si difficile, que trois jours après la Saint-Marc personne ne parlait plus des Zuccati. Le bruit de l’arrestation de Francesco s’était vite répandu, et ce bruit était tombé comme le flot qui meurt sur une grève déserte et silencieuse. Le plus faible rocher le repousserait et l’exciterait ; mais une arène de sable, dès long-temps aplanie et dévastée par les orages, reçoit la vague sans s’émouvoir, et là toute force s’anéantit faute d’aliment : telle était Venise. L’effervescence inquiète, la curiosité naturelle de son peuple, se brisaient comme la vaine écume des flots sur les marches du palais ducal, et les eaux sombres qui en baignent les caves emportaient à toute heure un suintement de sang dont la source inconnue gisait aux entrailles profondes de cet antre discret.

La peste était venue d’ailleurs jeter dans toutes les ames la consternation et le découragement. Tous les travaux étaient suspendus, toutes les écoles dispersées ; Marini avait été frappé un des premiers, et se débattait contre une lente et pénible convalescence. Ceccato avait perdu un de ses enfans et soignait sa femme agonisante. La rage des Bianchini avait été étouffée momentanément par la terreur de la mort ; le Bozza avait disparu.

Le vieux Sébastien Zuccato s’était retiré à la campagne le jour même de la Saint-Marc, à la sortie des jeux, par mauvaise humeur de ce qu’il appelait les extravagances et la fausse gloire de ses fils. Il ignorait complètement leur infortune, et s’indignait de ne point les voir comme à l’ordinaire fléchir sa colère par de respectueux empressemens.

La peste ayant perdu un peu de sa malignité, le vieux Zuccato craignit enfin d’avoir perdu ses fils durant le fléau. Il vint à Venise, toujours décidé à les rudoyer, mais plein d’anxiété, et d’autant plus mal