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qui semble impatiente de nous revoir, et dont le tuyau de poupe fume d’une manière tout-à-fait engageante…

— Ah ! parbleu, oui, c’est notre dîner qu’on prépare, dit sir Thomas en se levant vivement, tout d’une pièce, et en jetant autour de lui des regards effarés. — Holà ! mes amis, un poney ! un poney ! tout Saint-Kilda pour un poney ! criait-il de toute la force de ses poumons. — La voix de Richard III, offrant un royaume pour un cheval, avait un timbre moins éclatant et une énergie moins convaincante que celle de notre joyeux compagnon ; pour Richard, il est vrai, il ne s’agissait que d’une victoire et d’une couronne, et pour sir Thomas il s’agissait d’un dîner. Le poney fut bientôt trouvé. Sir Thomas s’installa gravement sur l’échine du pauvre animal ; j’en fis autant sur un coursier de pareille espèce. Nos amis nous imitèrent ; nous redescendîmes rapidement vers la mer, obéissant à l’instinct et aux caprices de nos poneys. Les insulaires qui nous accompagnaient, et qui, en descendant, suivaient la ligne droite, le plus court chemin, comme on sait, étaient chargés de gannets et d’oiseaux de toute espèce, jusqu’à perdre la forme humaine.

— La chasse a été bonne, on dînera bien ce soir à Hirta, dit sir Thomas en essuyant de grosses gouttes de sueur, que l’exercice un peu fatigant du poney faisait ruisseler de son front.

— Comme on dîne tous les jours, reprit le ministre ; le gibier, voilà l’ordinaire du pays, jamais il n’a manqué dans la belle saison ; et dans l’hiver, quand il émigre, le poisson le remplace. La Providence y a pourvu.

— Avais-je tort de vous dire que Hirta était une terre promise, l’Eden de l’Océan de l’ouest, s’écria vivement sir Thomas, à qui l’approche de la baie et la vue de Kitty rendaient la parole et la gaieté. Dites-moi, connaissez-vous un autre pays où la terre produise assez de grains, les montagnes assez de gibier, les troupeaux assez de viande et de lait, la mer assez de poisson pour nourrir tous ses habitans avec abondance ; un pays où il ne faille rien acheter, ni rien payer, où la terre et ses produits appartiennent à tous, en commun ? Je ne crains pas de le répéter, si l’île de Hirta ne réalise pas cette utopie, ce vieux rêve des poètes et des philosophes, où trouver un autre pays qui en approche au même degré ?

— Sir Thomas a raison, m’écriai-je en interrompant sa chaleureuse tirade et en prenant la parole à mon tour, pour donner au moins à mon compagnon le temps de reprendre haleine, sir Thomas a raison. Que la guerre se déchaîne autour de ces bons insulaires et fasse rage sur l’un et l’autre hémisphère, le bruit du canon n’arrive pas même à leur oreille ; et quand un ou deux millions d’hommes ont blanchi la terre de leurs os, pas un des habitans de Hirta n’a payé son tribut de mort aux champs de bataille, pas un d’eux ne dort du dernier sommeil dans ces glorieux cimetières. Il est vrai qu’en revanche ils n’attrapent ni grades, ni décorations, ni cordons, et qu’on ne rencontre parmi eux ni excellences, ni seigneuries ; ils n’ont ni Times, ni Courier, ni Sun, pour éclairer leur jugement tous les matins, et pour leur