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de paires de gannets vivaient sur ce rocher, et combien de paires y naissaient chaque année. Ce nombre effraie l’imagination. Les habitans de l’île en font cependant une prodigieuse consommation, car c’est là le fond de leur cuisine. C’est aussi leur principale richesse.

Après avoir fait le tour de l’île à peu près en entier, et avoir passé, du côté du nord-est, au pied d’un autre rocher presque aussi élevé que le Conachan, nous nous présentâmes à l’entrée d’une petite baie, la seule que possède l’île. Quoique le temps fût beau et la mer calme, les vagues dans cet endroit se soulevaient avec furie. Mais Kitty, malgré sa petite taille, n’était pas une enfant que ce tapage effrayât. Sa petitesse, d’ailleurs, lui était utile ; et comme elle connaissait le passage, elle se glissa lestement le long d’un rocher séparé de l’île par une fissure, et sur lequel on voit les restes d’une ancienne construction. Quelques instans après, elle arrivait au fond d’une petite baie, où l’eau était tranquille comme un miroir. Là, la jolie voyageuse pouvait se reposer en sûreté. La soupape fut donc ouverte ; on laissa la vapeur s’échapper en sifflant ; l’ancre fut jetée, et nous nous préparâmes à descendre à terre.

Quelques femmes nous attendaient sur le rivage, à deux ou trois portées de fusil du steamer. Couvertes de plumes de la tête aux pieds, chaussées de peaux d’oiseaux auxquelles les plumes et les ailes restaient, elles avaient une physionomie de Mercures empennés assez amusante ; mais elles n’avaient ni la grâce ni la beauté de ce messager de l’Olympe. Comme nous mettions pied à terre, ces femmes et d’autres insulaires qui s’étaient joints à elles, hommes et enfans, accoururent vers nous, en poussant des cris joyeux. À voir les plumes dont tous ces personnages étaient couverts, les plumes faisant corps avec le tissu de leurs vêtemens, avec les touffes de leur chevelure, étant collées sur leur chair par la graisse ou la sueur, on eût pu se croire dans l’Île des Génies ou bien dans l’Île des Oiseaux, que Swift a si plaisamment décrites dans son conte du Tonneau.

Les hommes, en effet, ressemblaient à des oiseaux adultes, les plumes étant lissées sur leurs corps par les instrumens de travail ; les enfans ressemblaient à de petits hiboux tout mousseux, les plumes qui les couvraient étant plus hérissées ; car ils sortaient de leurs lits, que compose la plume seule, la plume sans enveloppe de toile. Au reste, tout paraissait plume dans ce pays. Les roches étaient blanches, et la mer était toute bigarrée d’animaux à plumes. Les maisons semblaient comme revêtues de plumes volantes, et la terre en était diaprée. Les plumes étaient semées sur le gazon des prairies, comme les fleurs au mois de mai. La plume pavait les rues du village, capitale de l’île ; les fumiers en étaient à demi formés, et les plumes semblaient le seul grain que les indigènes eussent semé dans les sillons du peu de terrain labouré que nous vîmes en passant. L’atmosphère même en était remplie ; les plumes volaient autour de nous, comme les feuilles mortes, à l’automne, dans une grande forêt que le vent secoue. Aussi, au bout de quelques instans, nous avions pris l’uniforme du pays. Le plus désagréable