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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

successivement divers états de l’Allemagne, émouvant partout à sa voix les populations, et bientôt éconduite par les gouvernemens. M. de Bonald l’ayant à ce propos persiflée, dans le Journal des Débats du 28 mai 1817, d’un ton tout-à-fait badin[1], une plume amie, qui n’est peut-être autre que celle de Benjamin Constant, la défendit dans le Journal de Paris du 30, et rappela au patricien offensant les simples égards qu’au moins il devait, lui, l’homme des races, à la petite-fille du maréchal de Munich. Bientôt, en s’éloignant des échos de la Suisse et de la vallée du Rhin, les accens de Mme de Krüdner ne nous arrivèrent plus. Nous la perdrons aussi de vue dans notre récit ; ce que nous aurions à ajouter ne serait guère qu’une variante monotone de ce qui précède. Elle publia quelques petits écrits en allemand, dont on peut voir les extraits dans la notice de M. Marmier. Des professeurs d’université imprimèrent le détail des conversations qu’ils avaient eues avec elle. Dans toute cette dernière partie de son apostolat, Mme de Krüdner ne me paraît pas différer des nombreux sectaires qui s’élèvent chaque jour en Angleterre et aux États-Unis d’Amérique : l’originalité de son rôle est finie. Ayant obtenu, vers la fin, la permission de se rendre à Saint-Pétersbourg, elle en fut bannie peu après pour s’être déclarée en faveur des Grecs ; et elle mourut en 1824, en Crimée, où elle essayait de fonder une espèce d’établissement pénitentiaire. Honneur et bénédiction à celle qui sut demeurer jusqu’au bout, et sous le scandale de son zèle, un infatigable martyr de la charité !

Mais c’est à la France, pour ne pas être ingrate, qu’il convient surtout de garder le souvenir d’une personne qui, de bonne heure, a tourné vers elle ses regards, qui a embelli sa société, adopté sa langue, orné sa littérature, qui l’a aimée en tout temps comme Marie Stuart l’aima, et qui, trahissant encore le fond de son ame à son heure de mystique ivresse, ne rêva d’autre rôle en la revoyant, que celui d’une Jeanne d’Arc de la paix, de l’union et de la miséricorde.


Sainte-Beuve.
  1. M. de Bonald commençait de la sorte : « Mme de Krüdner a été jolie, elle a publié un roman, peut-être le sien ; il s’appelait, je crois, Valérie ; il était sentimental et passablement ennuyeux. Aujourd’hui qu’elle s’est jetée dans la dévotion mystique, elle fait des prophéties, c’est encore du roman, mais d’un genre tout opposé… » Il finissait et concluait du même ton : « L’Évangile en main, j’oserai lui dire que nous aurons toujours des pauvres au milieu de nous, ne fût-ce que de pauvres têtes. » L’anonyme du Journal de Paris se permit de trouver ce jeu de mot final plus digne de Potier ou de Brunet, que d’un chrétien sérieusement pénétré de l’Évangile.