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D’autres fois (et ces instans étaient encore plus cruels), il ouvrait les yeux à l’évidence, et s’apercevait que, malgré les excellentes leçons et les conseils désintéressés qu’on lui donnait, il ne faisait pas les progrès qu’il aurait dû faire. Il sentait amèrement tous les défauts de son œuvre et se demandait avec effroi si, hors d’une certaine portée de talent, il n’était pas à jamais frappé d’impuissance. Il voyait ce qui lui manquait, et ne pouvait le réaliser ; sa main semblait traduire en langue vulgaire les lyriques élans de son cerveau, et il n’était pas loin de croire à l’action jalouse des puissances infernales sur sa destinée. Souvent Valerio lui avait dit : « Bartolomeo, le plus grand obstacle au développement de tes facultés, c’est l’inquiétude où tu te consumes. Rien de grand et de beau ne peut éclore sans le souffle fécond d’un cœur chaud et d’un esprit libre. Il faut toute la santé du corps et de l’ame pour produire une œuvre saine, et ce qui sort d’un cerveau malade n’a pas les conditions de la vie. Si au lieu de passer tes nuits à rêver les honneurs de la célébrité, tu t’endormais joyeux auprès de ta maîtresse ; si au lieu de verser les larmes desséchantes de l’ennui, tu pleurais de tendresse et de sympathie dans le sein d’un ami ; si enfin, aux heures où la lassitude ne te permet plus de soutenir les outils et de discerner les nuances, plutôt que de fatiguer ta vue et d’épuiser ta volonté, tu cherchais dans les distractions de ton âge, dans les innocentes passions de la jeunesse, un moyen de retremper les forces de l’artiste, en leur donnant pour quelques instans un autre aliment, je crois que tu serais surpris, en retournant au travail, de sentir ton cœur battre avec force, tout ton être transporté d’une joie inconnue et d’une espérance victorieuse. Mais tu t’arranges de manière à être toujours triste, à défaillir à toute heure sous le poids de la vie ; comment veux-tu donner à ton œuvre cette vie qui n’est pas en toi-même ? Si tu continues ainsi, tous les ressorts de ton génie seront usés avant que tu aies pu les faire servir. À force de contempler le but et de t’exagérer le prix de la victoire, tu oublieras de connaître les douces émotions et les joies pures de la production. L’art, pour se venger de n’avoir pas été aimé pour lui-même, ne se révélera que de loin à tes yeux éblouis et trompés, et si tu arrives par des moyens bizarres à obtenir les vains applaudissemens de la foule, tu ne sentiras pas en toi-même cette satisfaction généreuse de l’artiste consciencieux, qui contemple en souriant l’ignorance des juges grossiers, et qui se console de la misère, pourvu qu’il puisse s’enfermer dans un taudis ou dans un cachot avec sa muse, et goûter dans ses bras des ravissemens inconnus au vulgaire. »