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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

qu’il employait, et mêlant les couleurs de la manière la plus disparate et la plus bizarre.

Valerio lui jeta un regard de côté et l’examina pendant quelques instans. Il s’étonna de cette obstination ; mais comme c’était la première fois qu’une pareille chose arrivait, il résista au désir qu’il éprouvait de s’emporter, et se promit de refaire l’ouvrage de son apprenti, en se disant à lui-même : Après tout, ce n’est qu’une journée perdue pour lui et pour moi.

Mais malgré cette généreuse résolution, et malgré les efforts que le bon Valerio faisait sur lui-même pour ne pas jeter les yeux sur l’exécrable besogne à laquelle le Bozza travaillait avec âpreté, le seul bruit de son tampon sec et saccadé avait quelque chose de fébrile et d’irritant, auquel le jeune maître sentit qu’il était temps de se soustraire, s’il ne voulait céder aux provocations de son apprenti. Valerio se sentait la conscience tranquille. L’état du Bozza lui semblait maladif et lui causait encore plus de compassion que de colère. Brave comme le lion, mais comme lui généreux et patient, il quitta son échafaud, endossa son pourpoint de soie noire, et alla respirer l’air un instant dans la cour de la basilique, attenante au palais ducal, un des plus beaux morceaux d’architecture qu’il y ait dans le monde.

Après avoir fait quelques tours sous les galeries, il se crut assez calme pour retourner à l’atelier, et comme il redescendait l’escalier des Géans, il se trouva tout à coup face à face avec le Bozza. Le même sentiment d’angoisse qui avait dévoré Valerio, tandis qu’il renfermait sa colère, avait rongé le sein de Bartolomeo, tandis qu’il s’efforçait en vain d’allumer celle de son rival. Quand Valerio s’était soustrait à cette muette torture, la sienne était devenue si vive, qu’il n’avait pu y résister. Les minutes lui semblèrent des siècles, et tout d’un coup, emporté par un instinct de haine irrésistible, il s’élança sur ses traces et le rejoignit à l’endroit où, deux cents ans auparavant, la tête de Marino Faliero avait roulé sous la hache. Toute la colère de Valerio se ralluma, et les deux jeunes artistes, immobiles et le regard étincelant, restèrent quelques instans incertains, chacun attendant avec impatience la provocation de son adversaire ; semblables à deux dogues furieux qui rugissent sourdement, l’œil sanglant et l’échiné hérissée, avant de se précipiter l’un sur l’autre.