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gaieté, l’ardeur et la vivacité de leur maître Valerio, ils avaient aussi sa douceur, sa bonté et son pieux respect pour la vieillesse et la vertu. Mais les choses se passaient tout autrement dans la chapelle de Saint-Isidore, où la famille Bianchini, environnée d’apprentis farouches et indisciplinés, ne pouvait maintenir l’ordre qu’avec des rugissemens furieux et des menaces épouvantables. Quand une chanson obscène venait frapper l’oreille d’Alberto, il était réduit à se signer, et sa douleur s’exhalait en exclamations étouffées ou en profonds soupirs. Mais lorsque au-dessus de tous les propos grossiers et de toutes les invectives brutales que se renvoyaient les compagnons, la voix terrible de Dominique le rouge venait à tonner sous les cintres sonores de la basilique, le pauvre prêtre était forcé de se boucher l’oreille d’une main et de se tenir de l’autre aux barreaux de son échelle pour ne pas tomber.

Ce jour-là, les maîtres mosaïstes arrivèrent de bonne heure et se mirent à la besogne presque aussitôt que leurs apprentis. La Saint-Marc approchait ; on devait faire en ce jour solennel l’inauguration de la basilique, restaurée en entier et décorée des nouveaux tableaux des plus grands maîtres de l’époque. On allait enfin, après dix, quinze et vingt ans de travail assidu, être jugé publiquement, sans égard, disait-on, aux protections des uns ni à la haine des autres. Ce devait être un grand jour pour tous les travailleurs, depuis le premier des peintres illustres jusqu’au dernier des barbouilleurs, depuis l’architecte aux calculs sublimes jusqu’au manœuvre inepte qui fend la pierre et pétrit le mortier. L’émulation, la jalousie, la joyeuse attente ou la crainte sinistre, toutes les bonnes et mauvaises passions que sur tous les échelons de l’art et du métier la soif de gloire et la cupidité inspirent aux hommes, s’agitaient donc sans relâche sous ces dômes retentissans de mille bruits. Ici l’injure, là le chant joyeux, plus loin le quolibet ; en haut le marteau, en bas la truelle ; tantôt le bruit sourd et continu du tampon sur la mosaïque, et tantôt le clapotement clair et cristallin de la verroterie ruisselant des paniers sur le pavé en flots de rubis et d’émeraudes ; puis le grincement affreux du grattoir sur la corniche ; puis enfin le cri aigre et déchirant de la scie dans le marbre, sans parler du nazillement des messes basses qui se disaient, en dépit du vacarme, au fond des chapelles ; du tintement impassible de l’horloge, de la pesante vibration des cloches, et du cri de mille animaux domestiques, imité avec une rare perfection par les petits apprentis, afin de forcer le père Alberto, toujours dupe de cette ruse, à tourner la tête brusquement et à se laisser distraire