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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

aux patriciens comme aux gondoliers, et dont les regards offraient un mélange singulier d’audace et de candeur. Le Bozza était aussi un garçon robuste, bien fait, quoique maigre et pâle. Un feu sombre brillait dans ses yeux noirs, une barbe épaisse couvrait la moitié de ses joues, et quoique ses traits manquassent de régularité, ils fixaient l’attention par leur expression triste et dédaigneuse. Maigre et pâle aussi, mais noble et non arrogant, mélancolique et non chagrin, Francesco Zuccato, couché au fond de la barque sur un tapis de velours noir, appuyé nonchalemment sur un de ses coudes, et plongé dans une rêverie qui ne lui permettait guère de s’occuper de la foule, partageait avec Valerio les suffrages des dames et ne s’en apercevait pas.

Quand ces trois jeunes gens eurent remonté tout le canal, ils errèrent doucement sur les lagunes, bien loin des endroits fréquentés ; puis, se laissant aller à la dérive, couchés dans la barque, sous un beau ciel semé d’innombrables étoiles, ils causèrent sans contrainte.

— Mon cher Valerio, dit l’aîné des Zuccati, je vais encore vous obséder de mes représentations, mais il faut absolument que vous me promettiez de mener une vie plus sage.

— Tu ne pourras jamais m’obséder, mon frère bien-aimé, répondit Valerio, et ta sollicitude me trouvera toujours reconnaissant. Mais je ne puis te promettre de changer. Je me trouve si bien de cette vie que je mène ! je suis heureux, autant qu’un homme peut l’être. Pourquoi veux-tu que je m’abstienne de bonheur, toi qui m’aimes tant ?

— Cette vie te tuera, s’écria Francesco. Il est impossible de mener de front, comme tu le fais, le plaisir et la fatigue, la dissipation et le travail.

— Cette vie m’anime et me soutient, au contraire ! reprit Valerio. Qu’est-ce que la vie dans les desseins de Dieu, sinon une continuelle alternative de jouissances et de privations, de fatigue et d’activité ? Laisse-moi faire, Francesco, et ne juge pas de mes forces d’après les tiennes. La nature a été certainement inconséquente, en ne donnant pas au meilleur et au plus estimable de nous deux la santé la plus forte et le caractère le plus enjoué. Mais tant d’autres dons te sont échus, que tu peux bien, cher Francesco, ne pas m’envier ceux-là.

— Je ne te les envie pas, dit Francesco, quoique ce soient les plus précieux de tous, et qu’eux seuls nous rendent propres à sentir le bonheur. Il m’est doux de penser qu’un frère que j’aime plus que