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horreur. D’autre part, il donnait peu dans le genre sentimental. Les amours de roman lui semblaient d’une fadeur extrême, mais comme toi il s’intéressait aux rêveries des amans de la nature, aux travaux et aux tribulations des artistes. Ses récits avaient toujours un fond de réalité historique, et si quelquefois ils nous attristaient, ils finissaient toujours par une vérité consolante ou par un enseignement utile.

C’était durant les belles nuits d’été, à la clarté pleine et suave de la lune des mers orientales, qu’assis sous une treille en fleurs, abreuvés du doux parfum de la vigne et du jasmin, nous soupions gaiement de minuit à deux heures, dans les jardins de Santa-Margarita. Nos convives étaient Assem Zuzuf, honnête négociant de Corcyre, le signor Lelio, premier chanteur du théâtre de la Fenice, le docteur Acrocéronius, la charmante Beppa et le bel abbé Panorio. Un rossignol chantait dans sa cage verte, suspendue au treillage qui abritait la table. Au sorbet, Beppa accordait son luth et chantait d’une voix plus mélodieuse encore que celle du rossignol. L’oiseau jaloux l’interrompait souvent par des roulades précipitées, par des assauts furieux de mélodie ou de déclamation lyrique ; puis on éteignait les bougies, le rossignol se taisait, la lune répandait de pâles saphirs et des diamans bleuâtres sur les cristaux et les flacons d’argent épars devant nous. La mer brisait au loin avec un bruit voluptueux, sur les plages fleuries, et le vent nous apportait quelquefois le récitatif lent et monotone du gondolier :

Intanto la bella Erminia fugge, etc.

Alors l’abbé racontait les beaux jours de la république, et les grandes mœurs des temps de force et de gloire de sa patrie. D’autres fois aussi il se complaisait à rappeler ses temps de faste et d’éclat. Quoique jeune, l’abbé connaissait mieux l’histoire de Venise que les plus vieux citoyens. Il l’avait étudiée avec amour dans ses monumens et dans ses chartes. Il s’était plu aussi à chercher, dans les traditions populaires, des détails sur la vie des grands artistes. Un jour, à propos du Tintoret et du Titien, il nous raconta l’anecdote que je vais essayer de me rappeler, si la brise chaude qui fait onduler nos tilleuls, et l’alouette qui poursuit dans la nue son chant d’extase, ne sont pas interrompus par le vent d’orage, si la bouffée printanière qui entr’ouvre le calice de nos roses paresseuses, et qui me prend au cœur, daigne souffler sur nous jusqu’à demain matin.