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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

ses tendresses et ses gaietés lui faisaient encore trop de bruit dans cet âge heureux pour qu’elle entendît autre chose. La partie profonde de son ame était (pour me servir d’une expression de Valérie) comme ces sources dont le bruit se perd dans l’activité et dans les autres bruits du jour, et qui ne reprennent le dessus qu’aux approches du soir. Malgré 89, malgré 93, quand déjà des voix prophétiques et bibliques devenaient distinctes, quand Saint-Martin, moins inconnu qu’auparavant, écrivait son Éclair, quand De Maistre lançait ses premières et hautes menaces, quand Mme de Staël arrivait, en parlant de sentiment, à de puissans éclats d’éloquence politique, Mme de Krüdner ne paraît pas avoir cessé de voir dans Paris, dans ce qu’elle traitera finalement comme Ninive, une continuelle Athènes.

Une lettre de février 93, écrite par elle de Leipsick à Bernardin de Saint-Pierre[1], prouve seulement que de grandes douleurs personnelles, la mort d’un père, quelque secret déchirement d’une autre nature peut-être, le climat aussi de Livonie, avaient, durant les quatorze derniers mois, porté dans cette organisation nerveuse un ébranlement dont elle commençait enfin à revenir. « La fièvre qui brûlait mon sang, dit-elle, a disparu ; mon cerveau n’est plus affecté comme il l’était autrefois, et l’espérance et la nature descendent derechef sur mon ame soulevée par d’amers chagrins et de terribles orages. Oui ! la nature m’offre encore ses douces et consolantes distractions ! elle n’est plus recouverte à mes yeux d’un voile funèbre… En reprenant mes facultés, en recouvrant mes souvenirs, ma pensée a volé vers vous… Quelle est votre existence dans un moment de troubles si universels ? » Ce mot est le seul de la lettre qui fasse allusion à l’état des évènemens publics. M. de Krüdner occupait alors, en Danemark, son poste d’ambassadeur. Quant à elle ; d’accord avec lui, elle devait habiter Leipsick pour l’éducation de son fils. Mais son premier regard, aussitôt sa vie morale renaissante, se reportait vers l’auteur de Paul et Virginie (de Virginie qui sera un jour pour Valérie une sœur), et vers Paris.

Elle y revint après plusieurs voyages à travers l’Europe, en 1801, à ce moment de paix et de renaissance brillante de la société et des lettres. Elle était assez jeune et belle toujours, délicieuse de grace ; petite, blanche, blonde, de ces cheveux d’un blond cendré qui ne sont qu’à Valérie, avec des yeux d’un bleu sombre ; une voix tendre, un parler plein de douceur et de chant, comme c’est le charme des

  1. Œuvres complètes, tom. xii, édition de M. Aimé-Martin.