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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

La dernière limite où l’on conçoit Mme de Krüdner possible avec ses facultés complètes et toute la convenance de son développement, c’est la fin du xvie ou le commencement du xviie siècle. Elle aurait pu alors, comme sainte Thérèse, et un peu plus tard comme Mme de Chantal, trouver encore appui à l’une des colonnes subsistantes du grand édifice catholique ébranlé ; elle aurait rouvert une route monastique nouvelle dans la ligne encore indiquée des saintes carrières. Elle aurait eu, à ses momens de vertige et d’obscurcissement, ces savans et sûrs docteurs des ames, un saint François de Borgia, un vénérable Pierre d’Alcantara, un saint François de Sales. Je ne lui aurais pas conseillé de venir plus tard, même au temps de l’adorable Fénelon, qui eût déjà un peu trop abondé en son sens et peut-être bercé sa chimère[1]. Mais de nos jours, qu’est-ce ? où furent ses guides ? Faible femme en ses plus beaux élans, vase débordé d’amour, où puisa-t-elle sa doctrine ? Roseau parlant, mais agité par tous les vents qui se combattent, à qui demandait-elle le souffle pur de la parole ? Je cherche et ne vois pas à ses côtés l’ombre même d’un Fénelon ; ce ne sont qu’apôtres à l’aventure. Qu’on la presse de question, qu’on la pousse sur les moyens, sur le but, sur la tradition légitime et le symbole, la voilà qui s’arrête ; son abondance de cœur lui fait défaut, et elle se retourne, en l’interrogeant, vers M. Empeytas.

Pour nous, au reste, qui avons à l’envisager surtout comme auteur d’un délicieux ouvrage, elle est assez complète, et l’inachèvement même de sa destinée devient un tour romanesque de plus. Puisqu’elle n’a pas été une sainte, Valérie demeure son titre principal, celui autour duquel, bon gré mal gré, se rattache sa vie. Sans plus donc chercher à la déplacer en idée et à la transporter par-delà les lointains de l’horizon, nous allons l’envisager et la suivre dans ce qu’il lui a été permis d’être au jour qu’elle a vécu.

Née à Riga, aux bords de la Baltique, vers l’année où Mme de Staël naissait en France, Mme Juliana de Krüdner, fille du baron de Vietingoff, un des grands seigneurs du pays, et d’une famille qu’avait récemment encore illustrée le maréchal de Munich, eut une première enfance telle qu’elle s’est plu à la peindre dans les souvenirs de sa Valérie. Elle fut élevée d’abord au sein d’une campagne pittoresque

  1. Il n’aurait pas fallu non plus que Mme de Krüdner, même en venant au xiiie siècle, eût vécu trop avant dans ce siècle et jusqu’au moment où des mystiques commencèrent de prêcher l’Évangile éternel. Son imagination, toujours périlleuse, aurait pu s’échapper de ce côté, si voisin de la pente de ses rêves.