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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.
droits qui m’appartiennent, ou que j’usurpe un nom auquel mon audace me fait seule prétendre, peu leur importe ; je suis pour eux ce qu’est la torche dans la main d’un incendiaire ; instrument de guerre et de discordes, ils ne me briseront que quand ils n’auront plus besoin de moi, et si tu voulais trop tôt désabuser la foule, ils sauraient bien t’imposer silence. Adieu.
Marina. — Un instant, prince. Enfin, je viens d’entendre un homme, et non plus un enfant ; tes dernières paroles me réconcilient avec toi ; mais écoute. Le temps presse, hâte-toi de marcher sur Moscou, purifie le Kremlin souillé par la présence d’un lâche meurtrier ; quand le cadavre de Godounof t’aura servi de marche-pied pour monter sur le trône, j’y viendrai m’asseoir à tes côtés.


Pouchkin, en voulant faire un drame, avait méconnu la nature et la portée de son talent ; mais cette méprise, toujours dangereuse pour un écrivain, est la seule qu’on puisse lui reprocher. Rouslan et Ludmila, la Fontaine de Bachtchicarai, le Prisonnier du Caucase, Eugène Oneguine, appartiennent au domaine du récit, de l’élégie ou de la description.

Rouslan est un monument de la réaction patriotique qui s’est manifestée, parmi les littérateurs russes, en faveur des antiquités et des traditions nationales. En voyant Bouterwek, Schlegel, Sismondi, remettre en lumière et en honneur les fabliaux de la Provence et les romanceros espagnols, en voyant l’Allemagne couvrir de gloses et de commentaires le poème des Nibelungen, ils ont voulu suivre, pour leur compte, l’exemple de leurs voisins. Wladimir-le-Grand est devenu pour eux le centre d’une vaste épopée chevaleresque, pareille à celle dont Charlemagne et Arthur ont été les héros au moyen-âge. Ils ont dérouillé les vieilles épées, ils ont repoli les armures des Yaroslaf, des Igor, des intrépides successeurs de Ruric, qui, escortés de leurs Varègues, descendaient le Don dans leurs barques légères pour ravager les bords de la mer Noire et lever un tribut sur Constantinople. Ils ont recueilli avec un soin minutieux toutes les légendes mystiques de héros et de saints, si nombreuses dans un pays où la superstition est générale, tous les fabliaux populaires avec lesquels leurs nourrices les endormaient, et que racontent les vieilles paysannes russes dans les longues soirées d’hiver. Malheureusement ces fabliaux n’ont d’autre mérite que leur antiquité ; on en jugera par celui dont Pouchkin a fait choix. Ludmila, fille de Wladimir, est enlevée par un enchanteur dès la première nuit de ses noces. Rouslan, son époux, se met à la poursuite du ravisseur ; il rencontre en chemin une tête sans corps qui commence par chercher querelle au