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bivouac enfumé, vit plus heureux que l’immortel fuyard de Philippes dans les jardins de Tibur, et, comme lui, il voudrait suspendre sa lyre héroïque entre la selle de son coursier et son sabre redouté. » Tantôt « il déplore la précoce vieillesse de son cœur ; il rappelle les flammes puissantes qui le dévoraient, et les larmes que lui arrachait l’enthousiasme, et les accens passionnés qui s’échappaient de son sein. » Tantôt « il se laisse envahir par un morne découragement ; qu’il erre dans les rues populeuses, qu’il entre dans un temple fréquenté, qu’il prenne place à un joyeux festin, rien ne saurait dissiper sa tristesse ; s’il voit un chêne solitaire, il pense, en gémissant, que ce patriarche des forêts doit lui survivre comme il a survécu à ses pères ; s’il caresse un enfant, il lui dit dans sa pensée : « Adieu ! je te cède la place ; à toi la vie, à moi la mort. » Et à chaque jour qui passe, à chaque heure qui sonne, il se demande si ce n’est pas à pareil jour, à pareille heure, qu’il doit descendre dans la tombe. »

Souvent il s’adresse au poète :

« Tant qu’il n’a pas senti le souffle de l’inspiration passer dans ses cheveux, il dort enseveli dans les misérables soins de la terre ; mais sitôt que le dieu l’a touché, il se réveille ; il pose sur sa lyre une main impatiente, et des fantômes passent et repassent devant lui dans une magique obscurité. Sombre et farouche, il fuit les hommes, il aime à se promener sur les bords de l’Océan, à s’enfoncer dans les profondeurs des forêts. Il est roi, il est son juge à lui-même ; et, quand il est content de son œuvre, qu’importe que la foule ébranle le trépied sur lequel il se place, crache sur l’autel où brûle le feu qu’il allume ? elle n’éteindra pas la flamme, elle ne brisera pas le trépied ! »

Au milieu de ces poésies, qui, comme on le voit, par nos citations, sont étrangères, non-seulement à la politique proprement dite, mais encore à l’histoire des quarante dernières années de l’Europe, on est presque surpris de trouver le nom que murmurent involontairement toutes les bouches dès qu’on veut parler de quelque chose de grand, dès qu’on veut personnifier le génie et le malheur : le nom de Napoléon. Ici s’offre à nous un curieux rapprochement entre deux époques différentes, entre deux poètes rivaux. Nous avons sous les yeux une longue et emphatique épître, que Joukowski adressait, en 1816, à l’empereur Alexandre ; là, Napoléon n’est rien moins « qu’un géant enfanté par la guerre et l’anarchie ; la Terreur marche à ses côtés. Et tandis qu’elle abat d’une main les armées et les cités, de l’autre elle cache l’abîme qui se creuse sous les pas du conquérant. Le monstre (c’est Napoléon), courbé sur le berceau des