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POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD.

nous n’avons plus à nous occuper des aventures et des passions du dandy, que nous pouvons oublier cette face de l’homme qui plonge déjà dans l’ombre, pour ne plus voir que la face rayonnante et immortelle du poète, qu’on nous pardonne un sentiment de crainte et d’hésitation, car il n’en est pas d’un poète comme d’un historien ou d’un philosophe ; ceux-ci n’écrivent pas seulement pour leur pays ; les faits qu’ils racontent, les théories qu’ils exposent, s’adressent à l’humanité ; la lumière qui en jaillit, au lieu de se concentrer dans une nation, peut et doit s’épancher librement sur le monde entier ; mais un poète, un poète étranger que la nature même de son talent condamne en quelque sorte à n’être admiré que de ses compatriotes, un poète élégiaque, descriptif, tel que Pouchkin, dont le mérite réside avant tout dans la forme, et dont l’imagination paresseuse n’a point enfanté une de ces larges épopées qui projettent leur ombre sur tous les siècles et toutes les générations, comment le faire comprendre ? En le traduisant ? Mais songez que vous allez lui enlever le style, ce vêtement éblouissant dont il enveloppe sa pensée. Vous allez lui enlever non-seulement l’harmonie grossière qui naît du rhythme et ne flatte que l’oreille, mais encore l’harmonie intellectuelle que produit l’heureux emploi des expressions, des images particulières à une langue, et qui, dans cette langue seule, se groupent entre elles, se fondent les unes avec les autres, dont l’ensemble vous touche et vous ravit, tout en échappant à l’analyse. Et quand vous aurez livré à vos lecteurs une copie froide, décolorée, inintelligible pour eux, serez-vous bien venu à vous extasier devant un original qui n’existe que pour vous ? Quand vous aurez promené votre scalpel dans ce corps où la vie a cessé de battre, serez-vous bien venu à parler de la beauté de ses formes, de la grace et de la vivacité de ses mouvemens ? Ne croirez-vous pas voir errer sur toutes les lèvres un sourire de pitié et d’incrédulité, qui vous dira clairement : Nous ne vous comprenons pas ?

C’est là le danger qui nous menace et que nous avions hâte de signaler, dans l’intérêt même de l’auteur dont nous allons examiner les œuvres. Ces œuvres se divisent naturellement en deux grandes catégories : à l’une appartiennent les Poésies détachées ; à l’autre, les compositions plus étendues, telles que Boris Godounof, le Prisonnier du Caucase, Eugène Oneguine, etc. Ce sont, à notre avis, les Poésies détachées qui doivent surtout attirer notre attention ; c’est là que le génie de Pouchkin se déploie le plus librement, que son ame se réfléchit sous ses aspects les plus variés, que son caractère se des-