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EMMELINE.

étaient encore à se dire : Comme nous allons être heureux ! quand leur bonheur s’évanouit.

Le comte de Marsan était un homme ferme, et sur les choses importantes, son coup d’œil ne le trompait pas. Il avait vu sa femme triste ; il avait pensé qu’elle l’aimait moins, et il ne s’en était pas soucié. Mais il la vit préoccupée et inquiète, et il résolut de ne pas le souffrir. Dès qu’il prit la peine d’en chercher la cause, il la trouva facilement. Emmeline s’était troublée à sa première question, et à la seconde avait été sur le point de tout avouer. Il ne voulut point d’une confidence de cette nature, et, sans en parler autrement à personne, il s’en fut à l’hôtel garni qu’il habitait avant son mariage, et y retint un appartement. Comme sa femme allait se coucher, il entra chez elle en robe de chambre, et, s’étant assis en face d’elle, il lui parla à peu près ainsi :

« Vous me connaissez assez, ma chère, pour savoir que je ne suis pas jaloux. J’ai eu pour vous beaucoup d’amour, j’ai et j’aurai toujours pour vous beaucoup d’estime et d’amitié. Il est certain qu’à notre âge, et après tant d’années passées ensemble, une tolérance réciproque nous est nécessaire pour que nous puissions continuer de vivre en paix. J’use, pour ma part, de la liberté que doit avoir un homme, et je trouve bon que vous en fassiez autant. Si j’avais apporté dans cette maison autant de fortune que vous, je ne vous parlerais pas ainsi, je vous laisserais le comprendre. Mais je suis pauvre, et notre contrat de mariage m’a laissé pauvre par ma volonté. Ce qui, chez un autre, ne serait que de l’indulgence ou de la sagesse, serait pour moi de la bassesse. Quelque précaution qu’on prenne, une intrigue n’est jamais secrète ; il faut, tôt ou tard, qu’on en parle. Ce jour arrivé, vous sentez que je ne serais rangé ni dans la catégorie des maris complaisans, ni même dans celle des maris ridicules, mais qu’on ne verrait en moi qu’un misérable à qui l’argent fait tout supporter. Il n’entre pas dans mon caractère de faire un éclat qui déshonore à la fois deux familles, quel qu’en soit le résultat ; je n’ai de haine ni contre vous ni contre personne ; c’est pour cette raison même que je viens vous annoncer la résolution que j’ai prise, afin de prévenir les suites de l’étonnement qu’elle pourra causer. Je demeurerai, à partir de la semaine prochaine, dans l’hôtel garni que j’habitais quand j’ai fait la connaissance de votre mère. Je suis fâché de rester à Paris, mais je n’ai pas de quoi voyager ; il faut que je me loge, et cette maison-là me plaît. Voyez ce que vous voulez faire, et, si c’est possible, j’agirai en conséquence. »