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qu’il l’aimait, et il l’aimait d’une tout autre manière que M. de Marsan ne l’avait aimée. L’esprit d’Emmeline, son intelligence, son imagination enthousiaste, toutes les nobles qualités renfermées en elle souffraient à son insu. Les larmes qu’elle croyait répandre sans raison demandaient à couler malgré elle, et la forçaient d’en chercher le motif ; tout alors le lui apprenait, ses livres, sa musique, ses fleurs, ses habitudes même et sa vie solitaire ; il fallait aimer et combattre, ou se résigner à mourir.

Ce fut avec une fierté courageuse que la comtesse de Marsan envisagea l’abîme où elle allait tomber. Lorsque Gilbert la serra de nouveau dans ses bras, elle regarda le ciel, comme pour le prendre à témoin de sa faute et de ce qu’elle allait lui coûter. Gilbert comprit ce regard mélancolique ; il mesura la grandeur de sa tâche à la noblesse du cœur de son amie. Il sentit qu’il avait entre les mains le pouvoir de lui rendre l’existence ou de la dégrader à jamais. Cette pensée lui inspira moins d’orgueil que de joie ; il se jura de se consacrer à elle, et remercia Dieu de l’amour qu’il éprouvait.

La nécessité du mensonge désolait pourtant la jeune femme ; elle n’en parla plus à son amant, et garda cette peine secrète ; du reste, l’idée de résister plus ou moins long-temps, du moment qu’elle ne pouvait résister toujours, ne lui vint pas à l’esprit. Elle compta, pour ainsi dire, ses chances de souffrance et ses chances de bonheur, et mit hardiment sa vie pour enjeu. Au moment où Gilbert revint, elle se trouvait forcée de passer trois jours à la campagne. Il la conjurait de lui accorder un rendez-vous avant de partir. « Je le ferai si vous voulez, lui répondit-elle, mais je vous supplie de me laisser attendre. »

Le quatrième jour, un jeune homme entra vers minuit au Café Anglais. — Que veut monsieur ? demande le garçon. – Tout ce que vous avez de meilleur, répondit le jeune homme avec un air de joie qui fit retourner tout le monde. À la même heure, au fond de l’hôtel de Marsan, une persienne entr’ouverte laissait apercevoir une lueur derrière un rideau. Seule, en déshabillé de nuit, Mme de Marsan était assise sur une petite chaise, dans sa chambre, les verrous tirés derrière elle : — Demain je serai à lui. Sera-t-il à moi ?

Emmeline ne pensait pas à comparer sa conduite à celle des autres femmes. Il n’y avait pour elle, en cet instant, ni douleurs ni remords ; tout faisait silence devant l’idée du lendemain. Oserai-je vous dire à quoi elle pensait ? Oserai-je écrire ce qui, à cette heure redoutable, inquiétait une belle et noble femme, la plus sensible et la plus honnête