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Gilbert avait eu des maîtresses : il était loin de professer pour les femmes cette apparence de mépris précoce que les jeunes gens prennent pour une mode ; mais il avait sa façon de penser, et je ne vous l’expliquerai pas autrement qu’en vous disant que la comtesse de Marsan lui paraissait une exception. Assurément, bien des femmes sont sages ; je me trompe, madame, elles le sont toutes ; mais il y a manière de l’être. Emmeline à son âge, riche, jolie, un peu triste, exaltée sur certains points, insouciante à l’excès sur d’autres, environnée de la meilleure compagnie, pleine de talens, aimant le plaisir, tout cela semblait au jeune homme d’étranges élémens de sagesse. Elle est belle pourtant ! se disait-il, tandis que par les douces soirées d’août il se promenait sur le boulevard Italien. Elle aime son mari, sans doute, mais ce n’est que de l’amitié ; l’amour est passé ; vivra-t-elle sans amour ? Tout en y pensant, il fit réflexion que, depuis six mois, il vivait sans maîtresse.

Un jour qu’il était en visites, il passa devant la porte de l’hôtel Marsan, et y frappa, contre sa coutume, attendu qu’il n’était que trois heures : il espérait trouver la comtesse seule, et il s’étonnait que l’idée de cet heureux hasard lui vînt pour la première fois. On lui répondit qu’elle était sortie. Il reprit le chemin de son logis de mauvaise humeur ; et, comme c’était son habitude, il parlait seul entre ses dents. Je n’ai que faire de vous dire à quoi il songeait. Ses distractions l’entraînèrent peu à peu, et il s’écarta de sa route. Ce fut, je crois, au coin du carrefour Bussy qu’il heurta, assez rudement, un passant, et d’une manière au moins bizarre ; car il se trouva tout à coup face à face avec un visage inconnu, à qui il venait de dire tout haut : « Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime ? »

Il s’esquivait honteux de sa folie, dont il ne pouvait s’empêcher de rire, lorsqu’il s’aperçut que son apostrophe ridicule faisait un vers assez bien tourné. Il en avait fait quelques-uns du temps qu’il était au collége ; il lui prit fantaisie de chercher la rime, et il la trouva, comme vous allez voir.

Le lendemain était un samedi, jour de réception de la comtesse. M. de Marsan commençait à se relâcher de ses résolutions solitaires, et il y avait grande foule ce jour-là ; les lustres allumés, toutes les portes ouvertes, cercle énorme à la cheminée, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre ; ce n’était pas un lieu à billets doux. Gilbert s’approcha, non sans peine, de la maîtresse de la maison ; après avoir causé de choses indifférentes avec elle et ses voisines un quart d’heure, il tira de sa poche un papier plié qu’il s’amusait à