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EMMELINE.

elle se réveillait avec l’intention de ne plus rien dire, et de reprendre tout ce qu’elle avait dit ; mais ses anecdotes ressemblaient, par malheur, aux moutons de Panurge : à mesure que la journée avançait, les confidences se multipliaient ; en sorte que, quand minuit sonnait, il se trouvait quelquefois que l’aiguille semblait avoir compté le nombre des historiettes de la bonne dame.

Enfoncée dans un grand fauteuil, Emmeline écoutait gravement ; je n’ai pas besoin d’ajouter que cette gravité était troublée à chaque instant par un fou rire et les questions les plus plaisantes. À travers les scrupules et les réticences indispensables, Mme de Marsan déchiffrait sa tante, comme un manuscrit précieux où il manque nombre de feuillets, que l’intelligence du lecteur doit remplacer ; le monde lui apparut sous un nouvel aspect ; elle vit que, pour faire mouvoir les marionnettes, il fallait connaître et saisir les fils ; elle prit dans cette pensée une indulgence pour les autres qu’elle a toujours conservée ; il semble, en effet, que rien ne la choque, et personne n’est moins sévère qu’elle pour ses amis ; cela vient de ce que l’expérience l’a forcée à se regarder comme un être à part, et qu’en s’amusant innocemment des faiblesses d’autrui elle a renoncé à les imiter.

Ce fut alors que, de retour à Paris, elle devint cette comtesse de Marsan dont on a tant parlé, et qui fut si vite à la mode. Ce n’était plus la petite Duval, ni la jeune mariée turbulente et presque toujours décoiffée. Une seule épreuve et sa volonté l’avaient subitement métamorphosée. C’était une femme de tête et de cœur qui ne voulait ni amours ni conquêtes, et qui, avec une sagesse reconnue, trouvait moyen de plaire partout. Il semblait qu’elle se fût dit : « Puisque c’est ainsi que va le monde, eh bien ! nous le prendrons comme il est. » Elle avait deviné la vie, et pendant un an, vous vous en souvenez, il n’y eut pas de plaisir sans elle. On a cru et on a dit, je le sais, qu’un changement si extraordinaire n’avait pu être fait que par l’amour, et on a attribué à une passion nouvelle le nouvel éclat de la comtesse. On juge si vite, et on se trompe si bien ! Ce qui fit le charme d’Emmeline, ce fut son parti pris de n’attaquer personne, et d’être elle-même inattaquable. S’il y a quelqu’un à qui puisse s’appliquer ce mot charmant d’un de nos poètes : « Je vis par curiosité[1], » c’est à Mme de Marsan. Ce mot la résume tout entière.

M. de Marsan revint ; le peu de succès de son voyage ne l’avait pas mis de bonne humeur. Ses projets étaient renversés. La révo-

  1. Victor Hugo, Marion Delorme.