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perdue dans cette contemplation, elle se brûle le bout du pied avec sa pincette rougie au feu.

Voilà de vraies folies, allez-vous dire ; ce n’est pas un roman que je fais, madame, et vous vous en apercevez bien.

Comme, malgré ses folies, elle avait de l’esprit, il se trouva que, sans qu’elle y pensât, il s’était formé au bout de quelque temps un cercle de gens d’esprit autour d’elle. M. de Marsan, en 1829, fut obligé d’aller en Allemagne pour une affaire de succession qui ne lui rapporta rien. Il ne voulut point emmener sa femme et la confia à la marquise d’Ennery, sa tante, qui vint loger au Moulin de May. Mme d’Ennery était d’humeur mondaine ; elle avait été belle aux beaux jours de l’empire, et elle marchait avec une dignité folâtre, comme si elle eût traîné une robe à queue. Un vieil éventail à paillettes, qui ne la quittait pas, lui servait à se cacher à demi lorsqu’elle se permettait un propos grivois, qui lui échappait volontiers ; mais la décence restait toujours à portée de sa main, et, dès que l’éventail se baissait, les paupières de la dame en faisaient autant. Sa façon de voir et de parler étonna d’abord Emmeline à un point qu’on ne peut se figurer, car avec son étourderie, Mme de Marsan était restée d’une innocence rare. Les récits plaisans de sa tante, la manière dont celle-ci envisageait le mariage, ses demi-sourires en parlant des autres, ses hélas ! en parlant d’elle-même, tout cela rendait Emmeline tantôt sérieuse et stupéfaite, tantôt folle de plaisir, comme la lecture d’un conte de fées.

Quand la vieille dame vit l’allée des soupirs, il va sans dire qu’elle l’aima beaucoup ; la nièce y vint par complaisance. Ce fut là qu’à travers un déluge de sornettes, Emmeline entrevit le fond des choses, ce qui veut dire, en bon français, la façon de vivre des Parisiens.

Elles se promenaient seules toutes deux un matin, et gagnaient, en causant, le bois de la Rochette ; Mme d’Ennery essayait vainement de faire raconter à la comtesse l’histoire de ses amours ; elle la questionnait de cent manières sur ce qui s’était passé à Paris, pendant l’année mystérieuse où M. de Marsan faisait la cour à Mlle Duval ; elle lui demandait en riant s’il y avait eu quelques rendez-vous, un baiser pris avant le contrat, enfin comment la passion était venue. Emmeline, sur ce sujet, a été muette toute sa vie ; je me trompe peut-être, mais je crois que la raison de ce silence, c’est qu’elle ne peut parler de rien sans en plaisanter, et qu’elle ne veut pas plaisanter là-dessus. Bref, la douairière, voyant sa peine perdue, changea de thèse, et demanda si, après quatre ans de mariage, cet amour