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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

sionomie un air de sentiment, de noblesse et de folie, qu’elle ne lui laisse pas le temps de paraître laide. Il s’en occupe, mais seulement comme de tout ce qui est bizarre et peut le faire rire ; aussi le soin qu’il en prend est-il toujours en contraste avec les occasions ; on l’a vu se présenter en frac chez une duchesse, et courir les bois, à cheval, en manteau court.

« Son ame a quinze ans, aussi est-elle facile à connaître ; elle est caressante, elle a vingt mouvemens à la fois, et cependant elle n’est point inquiète. Elle ne se perd jamais dans l’avenir et a encore moins besoin du passé. Sensible à l’excès, sensible à tous les instans, il peut être attaqué de toutes les manières ; mais il ne peut jamais être vaincu… Votre conversation l’attache, il est vrai ; mais il passe aussi fort bien deux heures à caresser son cheval, que pourtant il oublie aussi quelquefois, ou bien à s’égarer dans les bois où, quand il n’a pas peur, il rêve à la lune, à un brin d’herbe, ou, pour mieux dire, à ses rêveries. » Elle conclut en disant : « C’est le poète de Platon, un être sacré, léger et volage. »

C’était du moins, à coup sûr, le plus aimable des causeurs et des hôtes familiers ; on se l’enviait, on se l’arrachait. On l’enlevait quelquefois pour une semaine, et il se laissait faire. On a dit de l’abbé Gagliani que c’était un meuble indispensable à la campagne par un temps de pluie ; à plus forte raison, et en tout temps, l’abbé Delille. Mme Lebrun, qui nous le fait connaître à merveille, raconte qu’à la Malmaison, chez Mme du Moley, il était convenu, pour plus de liberté, qu’en se promenant dans les jardins, on tiendrait à la main une branche de verdure, si l’on désirait ne pas se chercher ou s’aborder — « Je ne marchais jamais sans ma branche, dit-elle ; mais je la jetais bien vite, si j’apercevais l’abbé Delille. »

Mme Lebrun elle-même, avec sa facilité, son goût vif à peindre et sa séduction de coloris, me semble avoir été, dans ce même monde, une chose légère, assez semblable à l’abbé Delille. Elle peignait tout avec une singulière grace, les personnes, les cascades, d’après nature ou de souvenir, promptement, fraîchement, comme Delille versifiait : « Nous allâmes d’abord voir, dit-elle, les cascatelles de Tivoli dont je fus si enchantée, que ces messieurs ne pouvaient m’en arracher. Je les crayonnai aussitôt avec du pastel, désirant colorer l’arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes d’eau. » Ce mot me fait l’image de son talent, et de celui surtout du poète son ami. Tous les endroits qui n’étaient qu’au pastel, et qui brillaient comme des fleurs, se sont fanés.