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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

remaniait avec gentillesse après des siècles, sans se douter de ses devanciers d’avant Villon ! Au xvie siècle Dubartas, au xviie le père Lemoyne et les jésuites, continuèrent, soit dans le didactique, soit dans le descriptif ; mais ce qui s’était perpétué assez obscurément, comme dans les coulisses du siècle de Louis XIV, revint sur la scène au xviiie. Delille ne fit autre chose toute sa vie, que travailler, polir, tourner, vernisser, monnayer, mieux qu’aucun de ses contemporains, les matières de ce genre, y tailler, pour ainsi dire, des meubles Louis XV et Louis XVI, des ornemens de cheminée et de toilette, bons pour tous les boudoirs, pour Bagatelle, je l’ai dit, pour Gennevilliers et Trianon. Il fabriqua, en quelque sorte, les joujous d’une époque encyclopédique, et, par lui, Lavoisier, Montgolfier, Buffon, Daubenton, Lalande, Dolomieu, que sais-je ? eux et leurs sciences, furent modelés en figurines de cire, et mis pour les salons en airs de serinette. Ainsi il alla, sans se douter de tout ce qui l’avait devancé dans cette carrière de poésie technique. Le dernier triomphe, et comme le bouquet du genre, est aussi la dernière grande production de Delille, les trois Règnes, qu’on peut définir la mise en vers de toutes choses, animaux, végétaux, minéraux, physique, chimie, etc.

Tout ce qu’on saurait imaginer de ressources, de graces, de facilité, de hors-d’œuvre et de main-d’œuvre (non pas d’art véritable) dans ce genre, il le déploya ; et le prestige, malgré des protestations nombreuses, dura jusqu’à sa mort. La première moitié florissante de l’existence de Delille, il ne faut pas l’oublier, est de 1770 à 89 ; il eut là près d’une vingtaine d’années de succès, de faveur, de délices ; c’est au goût de ce moment du xviiie siècle qu’il se rapporte directement. Si, de 1800 à 1813, il domina de sa renommée et décora de ses œuvres abondantes la poésie dite de l’Empire, il ne fut rien moins lui-même qu’un poète de l’Empire. La plupart des ouvrages publiés par lui à partir de 1800, avaient été composés ou du moins commencés long-temps auparavant ; il les avait lus par fragmens à l’Académie, au Collége de France, dans les salons ; c’était l’esprit de ce monde brillant qui les avait inspirés et caressés à leur naissance ; c’est le même esprit de ce monde recommençant, et enfin rallié après les orages, qui les accueillit, lors de leur publication, avec un enthousiasme auquel les sentimens politiques rendaient, il est vrai, plus de vie et une nouvelle jeunesse. Le pathétique, chez Delille, alla en augmentant à travers le technique, et il y eut sympathie de plus en plus vive de toute une