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LES CENCI.

qu’une seule lettre ; sa mère lui a envoyé de l’argent à Marseille, et on suppose qu’il fait la guerre en France, comme soldat.

La confession de l’assassin de Terni et cette fuite de monsignor Guerra, qui produisit une sensation étonnante dans Rome, ranimèrent tellement les soupçons et même les indices contre les Cenci, qu’ils furent extraits du château Saint-Ange et ramenés à la prison Savella.

Les deux frères, mis à la torture, furent bien loin d’imiter la grandeur d’ame du brigand Marzio ; ils eurent la pusillanimité de tout avouer. La signora Lucrèce Petroni était tellement accoutumée à la mollesse et aux aisances du plus grand luxe, et d’ailleurs elle était d’une taille tellement forte, qu’elle ne put supporter la question de la corde ; elle dit tout ce qu’elle savait.

Mais il n’en fut pas de même de Béatrix Cenci, jeune fille pleine de vivacité et de courage. Les bonnes paroles ni les menaces du juge Moscati n’y firent rien. Elle supporta les tourmens de la corde sans un moment d’altération et avec un courage parfait. Jamais le juge ne put l’induire à une réponse qui la compromit le moins du monde ; et bien plus, par sa vivacité pleine d’esprit, elle confondit complètement ce célèbre Ulysse Moscati, juge chargé de l’interroger. Il fut tellement étonné des façons d’agir de cette jeune fille, qu’il crut devoir faire rapport du tout à sa sainteté le pape Clément VIII, heureusement régnant.

Sa sainteté voulut voir les pièces du procès et l’étudier. Elle craignit que le juge Ulysse Moscati, si célèbre pour sa profonde science et la sagacité si supérieure de son esprit, n’eût été vaincu par la beauté de Béatrix, et ne la ménageât dans les interrogatoires. Il suivit de là que sa sainteté lui ôta la direction de ce procès, et la donna à un autre juge plus sévère. En effet, ce barbare eut le courage de tourmenter sans pitié un si beau corps ad torturam capillorum (c’est-à-dire qu’on donna la question à Béatrix Cenci en la suspendant par les cheveux[1].

Pendant qu’elle était attachée à la corde, ce nouveau juge fit paraître devant Béatrix sa belle-mère et ses frères. Aussitôt que Giacomo et la signora Lucrèce la virent : — Le péché est commis, lui crièrent-ils ; il faut faire aussi la pénitence, et ne pas se laisser déchirer le corps par une vaine obstination.

— Donc vous voulez couvrir de honte notre maison, répondit la

  1. Voir le traité de Suppliciis du célèbre Farinacci, jurisconsulte contemporain. Il y a des détails horribles dont notre sensibilité du xixe siècle ne supporterait pas la lecture et que supporta fort bien une jeune Romaine âgée de seize ans et abandonnée par son amant.