Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/265

Cette page a été validée par deux contributeurs.
261
JOSEPH SPECKBAKER.

milieu des neiges et des glaces ; cette peur l’obsédait jour et nuit, et, dans cette dernière circonstance, elle lui donnait encore la force d’entreprendre le plus périlleux voyage. Il fallait, en effet, se rendre du centre du Tyrol en Autriche, en suivant les cimes des Alpes de Saltzbourg, de la Carinthie et de la Styrie. Des milliers d’ennemis occupaient les cols qu’il devait franchir, ou gardaient le passage des torrens et des rivières. Il fallait donc s’aventurer d’une cime à l’autre, remonter les rivières jusqu’à leur source, et traverser les torrens en sautant de rochers en rochers. Speckbaker ne fut pas rebuté par de pareils obstacles. Quand il eut donné à sa femme Marie le baiser d’adieu, il se dirigea d’abord sur les hauts sommets des Alpes de Volders et de Wattenthal ; et, passant aux environs du village de Dux où quatre mois auparavant il s’était séparé de ses amis, il s’enfonça hardiment dans les montagnes du Zillerthal. Là, il fut bientôt arrêté par la Zell, torrent profond et impétueux qu’il était impossible de franchir à gué, et qu’il ne pouvait passer que sur des ponts, à moins de faire un détour de plus de trente lieues.

En rôdant tout le jour sur les montagnes du voisinage, Speckbaker avait pu s’assurer que tous ces ponts étaient gardés par des postes ennemis, et cependant il fallait passer sur l’un d’eux. Quand la nuit fut venue, il s’approcha de la rivière ; à la lueur d’un feu de bivouac, il vit que la sentinelle bavaroise qui gardait le pont le plus voisin dormait, et que ses compagnons, couchés autour d’un feu, en faisaient autant. Il se glissa avec précaution sur le pont, et le traversa sans être aperçu. Il continua ensuite sa course vers l’est, et passa dans Pintzgau. Les fatigues des premières journées de ce pénible voyage l’avaient épuisé ; sa faiblesse était grande, et il était obligé néanmoins de faire de longues marches, et de se tenir sans cesse en mouvement. S’il se fût arrêté, le froid, fort vif encore à ces hauteurs et dans cette saison de l’année, eût raidi ses membres, et l’eût jeté dans un engourdissement que la mort eût bientôt suivi. Enfin, après d’incroyables fatigues, et après avoir échappé à mille dangers, il franchit les confins de la Styrie, et se retrouva sur un sol hospitalier, au milieu d’amis. Quelques jours après il arrivait à Vienne, où la cour impériale l’accueillit avec la distinction que méritait son courage. Comme les portes du Tyrol lui étaient fermées, et qu’il se trouvait sans ressources, l’empereur lui fit don d’une belle habitation sur les frontières de la Hongrie. Avant de s’y établir, Speckbaker consulta sa femme, qui résidait toujours dans le Tyrol. Dans ses lettres, il l’engageait à quitter son village, à venir le rejoindre et vivre avec lui en Hongrie. Voici l’une des réponses de Marie, témoignage naïf et touchant de son amour pour son époux, de ses sollicitudes de mère, et de l’attachement des Tyroliens au sol natal.